Réédition d'un article initialement publié le 03/04/2012 à 16:04.
Dans le cadre de la journée mondiale de la Trisomie 21.
C'est un joyeux lutin qui nous a quittés… un compagnon souvent silencieux mais aussi rieur, s'amusant du moindre jeu, entrant avec un immense enthousiasme, animé de toute son énergie puérile, dans ce que nous lui proposions pour sortir de ses rêveries, de ses « absences », de ses « voyages » hors notre temps…
Il me faisait penser au Petit Prince, cet être plein de pureté et de fraîcheur arrivé là, sur terre, tombant des nues encore tout étonné de voir au-dessus de sa tête, ce firmament constellé de mondes jusqu'à l’infini, qu'avec fulgurance il a traversé ...
Mais, Laurent, Lui, ne parlait pas ... non qu’il fut muet - on entendait bien le son de sa voix - c’était les rudiments du langage et le vocable qui lui faisaient défaut. Sans doute qu’au cours de sa petite enfance, il avait enregistré peu de mots.
Né dans une famille modeste d’ouvriers, il est le troisième de 6 enfants… Les ressources sont faibles pour nourrir toutes ces bouches mais la maman, dévouée et courageuse, son compagnon étant invalide, fera au mieux pour élever Laurent dont elle se rend compte de ses déficiences peu de temps après sa naissance, sa trisomie 21 étant décelée dès les premiers examens médicaux.
Ne pouvant suivre une scolarité normale, à l’âge de 9 ans, Laurent fréquente régulièrement un I.M.P de la Seine Maritime.
C’est en Mars 1974 qu’il arrive en Internat au Centre médico-professionnel Saint Martin à Etrépagny.
Ayant bénéficié de soins attentionnés mais aussi d’un maternage qui s’est sans doute trop prolongé, on constate qu’alors, parvenu dans sa 15ème année, Laurent est peu autonome … Dans le compte rendu remis pour son placement, il est mentionné qu’il était plutôt perturbant en groupe, se refusant à toute scolarisation, même adaptée, mais que très fort, était son attachement aux personnes qui s’occupaient de lui, ainsi qu’aux enfants les plus petits et à sa famille à qui il voue une immense affection.
Lorsque nous accueillîmes Laurent, au Centre Saint-Martin, nous découvrîmes alors, un véritable petit pantin qui ne tenait en place, accomplissant des mouvements désordonnées, animé d’une vitalité chargée de turbulences qui excluait toute réflexion. Reflétant, par ses innombrables pantomimes tout ce qu’il avait vécu jusqu’alors et ce qu’il percevait dans son entourage, il se livrait à des mimiques et des grimaces très caricaturales pour reproduire ce qui l’impressionnait. Laurent était incapable de fixer son attention, ne serait-ce que une à deux secondes… Son affectivité débordante le pousse vers tous sans distinction…
Le bilan de ses déficiences est plutôt lourd, le situant assez bas sur l’échelle des capacités mentales et de l’adaptation sociale devant être intégrés à ce moment de l’adolescence :
- Ne peut s’habiller et se déshabiller seul
- Ne sait pas faire sa toilette
- N’a pas de contrôle sphinctérien jour et nuit, souillant régulièrement linges et draps.
- Mange malproprement, utilise ses doigts pour attraper sa nourriture.
- Court en tous sens, plus qu’il ne marche …
- Parle peu, vocabulaire inexistant limité à quelques mots, crie, grogne et rit de manière syncopé sans raison apparente.
- Au niveau compréhension, il ne distingue pas entre « Oui » et « Non », ce qu’implique approbation ou désapprobation…
- Son regard ne se fixe pas, la mobilité oculaire est assujettie à des tics nerveux.
- Il en est de même pour son attention qui se disperse au gré des impressions variées et fugaces.
- Mentalement, il est resté au stade de l’imitation comme chez le petit enfant.
- Aucun fond de perversité et de méchanceté n’apparaît dans son comportement. Le plus souvent il est drôle, imprévisible et comme un tout petit enfant, il affiche beaucoup d’attachement aux personnes de son entourage.
La "Pastorale" ensemble de pièces en bois dont Laurent avait à poncer le plateau et à confectionner le berger, au centre.
Ouvrant là, à cet instant déterminant de sa vie future, une parenthèse pour décrire le contexte du regard des spécialistes que sont les médecins, pédiatres, neuropsychiatres, les psychologues, les analystes et les travailleurs sociaux de cette époque (années 60 à 75), nous découvrons qu’une terminologie, jugée triviale, obsolète voire indécente de nos jours, répertorie la déficience mentale suivant trois degrés d’évolution ainsi cataloguée : Débilité légère – Débilité moyenne – Débilité profonde … Le QI (Quotient Intellectuel) étalonne les performances des sujets à partir de tests psychotechniques. Il convient de mesurer le savoir intégré, les acquis moteurs, les reflex liés aux pratiques de vie quotidienne, étayé par les notions « d’inné » et « d’acquis », alors très en vogue… L’existence et le devenir existentiel d’un être humain étant, à sa naissance, alors soumis aux aléas génétiques et à la redistribution des tares à travers les générations de parents à enfants … c’est, par exemple au « hasard chromosomique » qu’on se réfère pour cataloguer un état pathologique se manifestant par la déficience qui s’accentue toujours plus dans la gradation des stades de l’évolution de l’enfant.
A l’examen clinique de plus en plus pratiqué, on se doit de répondre par la pratique de soins et d’accompagnement adaptés. C’est dans ces années que s’ouvrent de plus en plus de structures d’accueil pour ces enfants mentalement, affectivement et socialement déficitaires. IMP ou IME (Institut Médico-Pédagogique, Institut Médico-Educatif) et IMPro (Institut Médico-Professionnel) vont fleurir l’environnement parascolaire et médicosocial de notre pays, tout au cours des décennies qui vont suivre le réveil social des années soixante, portés par des associations souvent nées du besoin des parents telle que l’UNAPEI … Conjointement des écoles de formation de travailleurs sociaux se font jour pour répondre aux besoins de personnels qualifiés afin d’encadrer les enfants, jeunes et adolescents dans ces structures d’accueil spécialisées. Bien vite, se feront sentir les besoins de structures pour adultes déficients mentaux qui n’ont pu franchir le pas vers une autonomie complète leur permettant de mener une existence « correcte » hors de l’encadrement assuré par des accompagnateurs pro.
A partir des années « 80 » les regards de cette corporation de travailleurs sociaux associée à celle des Médecins spécialistes des maladies mentales vont influencer les politiques dans le sens de favoriser toujours plus, l’intégration des jeunes en difficulté scolaires et personnes handicapées, à l’éducation et à la vie sociale « normalisée » : Création de classes adaptées, formation d’instituteurs(trices) spécialisées dans les écoles publiques, CAT (Centre d’Aide par le Travail) pour les adultes « multi-handicaps » et enfin MAS (Maison d’Accueil spécialisée) pour les cas les plus lourds quasi incurables, affectés de troubles profonds de la personnalité et du comportement rendant impossible leur insertion sociale.
Exit alors, les termes de « débilité » de « mongolisme » qui catégorisent ces enfants, ces personnes affectés de déficit intellectuel et de troubles du comportement, on privilégie un parler « pro » pour les ranger dans des typologies comportementales induites par les syndromes de pathologies recensés par le courant psy puis anti-psy qui s’opposent puis se confondent au fil du temps…
Du côté des familles, non seulement le regard sur ces enfants et ces adultes « pas comme les autres » a changé mais aussi les attentes, les mesures pour les insérer dans leur époque et les harmoniser à l’environnement commun à tous, sont devenues leur priorité.
Si, jusqu'aux années « 50 », dans certaines familles, avoir un enfant trisomique (mongolien) constituait une "honte" pour ses parents, cet enfant « anormal » que l’on cachait à la vue de ses voisins, de ses proches et même aux autres membres de sa famille, après avoir été placés dans des Centres ou Maisons spécialisés, souvent onéreux, pour les éloigner de l’environnement familial, s’étant rendu compte qu’ils sont aussi éducables et évoluent en fonction de l’intérêt qu’on leur porte, au tournant des années « 80 », de plus en plus tournées vers l’extérieur, structures d’accueil, accompagnants et familles, vont les sortir de plus en plus au « grand jour » les exposant à la vue publique, conforté d’une part, par la vulgarisation de l’information sur ces « cas » que les médias s’intéressant à la cause du handicap, véhiculent par voie de presse et émissions télévisées et, d’autre part, par les progrès effectués par leurs enfants dans ces structures d’accueil spécialisées où les placements de plus en plus fréquents remplissent bientôt les listes d’attente de plus en plus longues.
Aujourd’hui, est tenu pour discriminatoire, sectaire et totalement inacceptable, le fait qu’un établissement scolaire du primaire exclue un élève en difficulté à cause de la trisomie qu’il « porte » ou en raison d’une situation autistique avérée…. Changement de mœurs, changement d’éthique, autre regard porté sur le handicap mental et psychologique. Si dans l’immédiat après guerre, il convenait de créer un environnement adapté à la situation des enfants et des personnes handicapées de la sorte, aujourd’hui il faut, impérativement, que ces enfants et personnes en difficultés existentielles, s’adaptent bon gré, mal gré, à l’environnement social commun à tous, que ce soit dans les domaines de la scolarisation, de la formation professionnelle, de la mise au travail et du cadre de la vie quotidienne et citoyenne. Rendre autonome et pourquoi pas performant le déficient mental dans tous les actes de sa vie, tel est le mot d’ordre et l’urgence du moment pour les parents et les travailleurs sociaux se penchant sur le sort et le devenir de ces enfants et de ces personnes au « destin différent ».
Une telle conception, même portée par les plus louables intentions est-elle à la hauteur de la situation particulière présentée par chaque cas et d’une prise en compte du degré de l’inadaptation qui varie selon les individus ? Pour résumer, cernons-nous vraiment « l’humain » qui se retranche derrière un « fatras » pathologique ? Une situation bien particulière qu’on tente d’éluder à tous prix, sans avoir compris sa raison d’être, sinon sa symptomatologie liée à des origines d’ordre génétique et héréditaire …
** Et si pour ces êtres humains « particuliers », le fait d’être et de vivre « différent » était non seulement indispensable, voire vitale mais aussi, avait sa mission particulière, donnant un véritable sens à leur vie ?... **
Les reconnaître pour ce qu’ils sont véritablement comme Hommes ou Femmes avec cette originalité qui leur est propre que l’on ne doit surtout pas évincer, éradiquer mais au contraire respecter et admirer …
Le plan de travail de Laurent : Par le jeu, lui faire appréhender les notions de droite et gauche et, avec les limes et râpes, les notions de grand - moyen - petit ...
C’est donc tout un travail éducatif méticuleux, systématique qui a été entrepris par l’équipe d’éducateurs et d’éducatrices qui accompagnait Laurent dans l’accomplissement des gestes et des tâches de la vie quotidienne, en maison puis en atelier.
Faire son lit, sa toilette, s’habiller, lacer ses chaussures, dans tous ces actes simples de la vie, Laurent a été accompagné, guidé, sollicité, encouragé, jusqu’à pouvoir effectuer de manière autonome chacune de ces pratiques du quotidien.
C’est un travail de longue haleine qui fut entrepris, exigeant patience et répétitivité pour chaque intervenant mais aussi pour lui, Laurent, directement concerné par ces attentions. Bien sûr ces séances d’apprentissage se réalisaient essentiellement sur le mode du jeu jusque dans la complicité du rapport à l’autre…
A l’atelier « Jouets », où il allait trois heures le matin et une heure et demi l’après-midi, j’eus à lui apprendre les rudiments d’un travail de boissellerie s’effectuant à la râpe, à la lime (par rognage donc) pour réaliser la mise en forme des petits objets que nous produisions dans cet atelier. Chaque petits sujets était alors fini au papier de verre, puis astiqué ensuite au chiffon de laine…
C’est aussi par une approche ludique que, dans le cadre de cet atelier de fabrication de jouets en bois, nous sommes parvenus, avec le temps nécessaire, à l’intéresser à cette activité, à lui faire réaliser certaines pièces et donc avons obtenu de Laurent ce que nous désignions alors comme mise au travail réussie.
A la fin des années « 70 », Laurent qui avait fait d’énormes progrès, constitua le sujet du mémoire que j’eus à soutenir en fin de formation de Moniteur-éducateur. A travers l’analyse institutionnelle de l’établissement où il était accueilli, j’exposais entre autres, la méthode de progression employée en atelier ayant favorisée une bonne intégration de Laurent au groupe et au travail. Comme il serait trop long, ici, d’en faire un descriptif détaillé, j’ai choisi quelques anciennes photos pour illustrer cette tranche de la vie de Laurent dans l’institution …
Laurent en pleine action avec sa ponçeuse à main ...
En 1982, à 23 ans, il est accueilli au pavillon » Saint Jérôme » nouvellement construit, tenu par un couple d’éducateurs avec leurs enfants. Dans ce foyer, avec 7 autres camarades, il partage de beaux et chaleureux moments de vie familiale jusqu’à la restructuration des unités de vie, entamée au début des années « 2000 » A partir de cette date il est alors accueilli à la Maison « Saint Georges » une structure plus importante pour les plus vieillissant ayant besoin d’un accompagnement plus rapproché. Il y restera jusqu’à la fin de son existence…
Laurent a quitté ce monde le 16 Décembre 2011. Il venait juste d’avoir 52 ans …
Son sourire, sa jovialité, son enthousiasme et son affection immense pour tous ceux qui partageaient sa vie, ont marqué nos mémoires du sceau indélébile de ce qu’est la noblesse du cœur humainement incarnée…