Ce fut un formidable coup de pied dans la fourmilière des façons de penser, des usages et pratiques de vie. Faisant table rase du passé, vivant à fond le présent, la génération baby-boom envisage l'avenir loin des codes restrictifs pour le labelliser d'amour et de liberté et en fin de compte d'amour libre...
C'est bien pour cette raison que l'embrasement est parti des campus universitaires soumis à l'agitation d'une jeunesse étudiante libertaire, goguenarde, insolente, provocatrice qui envoyait aux calendes grecques toutes les contraintes ne favorisant pas l'épanouissement de leurs envies de vivre à fond la caisse, de jouir de leur énergies hormonales jusqu'aux extases les plus débridées, condamnant avec pugnacité les honorables conduites et tenues des anciens aussitôt qualifiés d'embourgeoisés et d'hypocrites. Tout ce monde de façade, de conventions politiquement et sociologiquement correctes, cette jeunesse n'en veut plus ni du formica et du ciné à papa que clame Jean Ferrat dans sa « Montagne », et surtout pas des guerres dévastatrices, injustes et colonialistes... plus de soumission aux grands principes et aux autorités administratives y compris celles de l’État rétrograde... les patriarches n'ont rien à dire et à imposer, la jeunesse revendique ses droits et en premier lieu celui d'exister, d'être écoutée, soutenue dans la moindre de ses revendications. Faire l'amour Oui ! ... la guerre Non !...
Tu parles d'un coup de semonce à ce début du dernier tiers d'un XXe siècle déjà bien agité ayant eu à subir deux guerres épouvantables !... Un printemps révolutionnaire vient de fleurir avec éclat et arrogance alors que notre société en plein essor vit avec entrain et dynamisme cet élan économique et productif d'une période d'abondance qu'on qualifiera par la suite de « trente glorieuses »...
Barre à mine et pioches à défaut de dépaver les rues on construit des enclos pour nos poules et moutons - au retour des ateliers...
Voilà, le décor est planté... j'ai 24 ans, je travaille depuis deux ans et demi en tant qu'éducateur au Centre Saint-Martin à Etrépagny dans l'Eure, encadrant et accompagnant des résidents handicapées mentaux adolescents et jeunes adultes. Je gagne bien ma vie avec un salaire de 750 F. par mois, bénéficiant en outre du logement et des repas sur place. Bien sûr, le temps de travail excède largement les 45 heures hebdomadaires, n'ayant qu'un seul jour de congé par semaine, le mercredi, puisque le dimanche il faut nécessairement s'occuper et animer nos pensionnaires. Ajouter à cela, les semaines entières de garde de nuit qui reviennent toutes les trois semaines et vous obtenez un volume horaire ainsi planifié, dépassant largement ce ce que les conventions collectives de l'époque préconisent, voire autorisent.
Mais basta, dans le « semi-privé »*, on ne regarde pas à son engagement au travail ni mesure son dévouement à la cause des êtres en difficulté existentielle. J'appelle cela* comme ça, puisque le Centre fonctionne grâce à un prix de journée octroyé par le département mais qui, pour ses agencements, ses locaux, et autres dotations, est géré par une association autonome et indépendante désigné comme AMS Saint-Martin (Association Médico-Sociale Saint-Martin) dont l’initiative fut libre dès sa création, puis soutenue financièrement par des parents d'enfants handicapées dotant l'entreprise de « lits de fondations » contre un engagement pour séjour non limité dans le temps de leurs enfants alors placés dans cette institution....
Ainsi, en tant que travailleurs sociaux, avec tous les autres membres du personnel engagés dans le Centre Saint-Martin, nul ne se plaint des conditions de travail, de rémunération ni du temps passé auprès des pensionnaires.
Et quand, à ce début d'un joli mois de mai, éclate cette imprévisible et rocambolesque révolution, avec les premières échauffourées à Nanterre puis à la Sorbonne, ensuite dans les rues du quartier latin et sur le boulevard Saint-Michel frénétiquement dépavé, cela nous semble à la fois loin dans le temps et dans l'espace, bien qu'à cet endroit du Vexin normand, nous nous trouvons seulement qu'à 75 kilomètres de Paris.
Domenica (à droite) et Françoise une résidente - mezigue dans ma piaule - transitor, machine à écrire et pipes...
Comble de joie pour moi, à cette époque, et loin de tous soucis autres que ceux tenant à mes fonctions, je suis tombé amoureux d'une ravissante et blonde stagiaire suissesse qui, sans pour autant répondre à mes avances, apprécie néanmoins de passer ses temps libres avec moi. Cela me convient parfaitement car cette adorable personne est douce apaisante et artiste. Entre nous, une belle amitié s'est scellée et rien ne presse, même si de mon côté les sentiments n'ont rien de confus. Lors de mes semaines de garde, elle me rejoint chaque soir à ma piaule pour bavarder, dessiner, peindre et boire du café... c'est un peu, par l'ambiance, comme dans la chanson d'Aznavour, la bohème, une bohème où, toutefois, l'on n'ose pas se dire je t'aime...
Mai est bien là dans l'atmosphère printanière, dans sa lumière croissante, dans ses levers du jour radieux résonnant de la multitude de ses joyeux chants d'oiseaux... le hic, c'est que je circule en mobylette, ce qui, vous en conviendrez, n'a rien de glamour pour aller se promener dans les environs avec sa petite amie. Alors, cassant ma tirelire, j'ai acheté une voiture d'occasion au garage Leroy. C'était celle avec laquelle le médecin local rendait visite à ses patients en campagne... une Ford Anglia... une acquisition faite vraiment au mauvais moment puisqu’à la mi mai, on allait vivre les restrictions de carburant imposées par les grèves tous azimuts... Qu'importe, avec la charmante Domenica, nous avons pu quand même profiter de nos balades du soir en forêt de Lyons… souvenir de soirées romantiques faites de paix et d'extase, assis l'un près de l'autre sur un banc surplombant le village ou, en vis à vis, à une terrasse de café en fumant une cigarette devant un drink bien glacé...
« Bleu bleu l'amour est bleu » …
Gris gris le monde est gris...
Bien sûr, ces troubles, agitations, grèves et restrictions nous ont rattrapés... à Etrépagny , il y eut aussi des suspensions de travail dans les usines du coin et des défilés de manifestants braillards mais peu de violence et de vandalisme comparé à ce qui se vivait à Paris et dans moult autres grandes villes de France. « La chienlit c'est Lui » titraient les journaux du moment. Lui, c'était de Gaulle qui, avant eux, manifestants et mécontents de tous poils, avait employé ce mot pourtant bien approprié à la situation du moment...
Il y eut bien chez nous, deux trois collègues éducateurs qui, leurs jours de congé, ou certains soirs n'étant pas de service, sont allés à Paris pour se défouler sur les barricades improvisées et se confronter au CRS, jouant les fiers à bras sous la poussée de testostérone mise opportunément au service d'idées nouvelles, à mettre en œuvre pour rénover ce monde endormi englué par le train-train des bourgeois épais et médiocres...
Bon !... Il faut bien que jeunesse se passe voyez-vous, cette fois elle se manifestait fort bruyamment et avait même entraîné dans l’exaltation des défilés et gouailles d’étudiants survoltés, le monde ouvrier de toutes les entreprises privées et d’État. Il y eut beaucoup mais vraiment beaucoup de monde dans les rues. Il fallait absolument se faire entendre...
Alors, ils furent tous entendus ces futurs cadres et exécutants, un temps réunis. Les accords de Grenelles, après moult entrevues et palabres, débouchèrent, le 27 mai, sur une augmentation de 35 % du SMIG et de 10 % en moyenne des salaires réels. Ils prévoyaient aussi la création de la section syndicale d'entreprise actée dans la loi du 27 décembre 1968.
Les grands bénéficiaires furent donc les salariés... j'en témoigne par le fait qu'à la rentrée de septembre mon salaire frisait le 950 Francs mensuel, presque 200 unités de plus...
Mais qu'avait donc gagné la jeunesse turbulente de cette époque ? C'est surtout au cours des années suivantes, au début des années 70 que les effets escomptés de cette révolution vraiment pas comme les autres, se firent sentir dans les habitudes de vie et les mœurs devenus bien plus libertaires mais aussi, en grande partie, en faveur des droits des femmes alors moins soumises aux pressions machistes des législateurs et des mâles de tous poils qui, de leur côté, se faisaient de plus en plus chevelus et barbus tandis que les demoiselles, elle, radoucissaient leur jupes et adoptaient des coupes de cheveux toujours plus courtes.... L'éducation, en famille et à l'école, elle aussi se libéralisait et s'affranchissait de toutes consignes et préceptes s'appuyant sur l'autoritarisme jugé de manière irrévocable comme inepte et décadent.
Les générations à venir auraient donc à subir ces prescriptions nées dans cet époustouflant tourbillon d'idées que d'aucun, appartenant à cette génération d’intellectuels à cheveux longs, n'auraient considérés comme étant courtes …
Et cette jeunesse d'alors, constitue la génération des seniors d'aujourd'hui et ces bougres là, ils tiennent absolument à ce que leurs petits enfants soient bien élevés, sachant dire bonjour, s'il vous plaît et merci en toutes circonstances exigeant le respect des fonctions et d'autrui... mais, comme bon nombre d'entre-eux, ils ont bien du mal à leur faire lever le nez de leurs tablettes ou smartphone...
La prochaine révolution s'il doit s'en mener une nouvelle, c'est bien à chacun de la livrer contre soi… bien des habitudes, sans doute mauvaises, sont à changer, ne pensez-vous pas ?...