Un roman réaliste ayant pour toile de fond la tragédie algérienne, se présentant comme une saga de « harkis » sur trois générations.
Mais pourquoi ce titre ? Il y aurait donc une manière de perdre avec élégance ou bien laissant penser que la défaite vous concernant est seulement l'appréciation émise par la partie adverse déclarée vainqueur.
Il faut se plonger dans cette lecture pour découvrir toute la dimension de cet art de perdre et en explorer la portée historique.
65 ans plus tard le drame algérien laisse encore apparaître des cicatrices pas vraiment fermées. Il y a des blessures encore à vif dans les deux camps exilés : Français d'Algérie et Harkis...
Ce roman, en outre, a une vertu pédagogique nous faisant pénétrer dans les mentalités de l'époque mais surtout au fin fond de la Kabylie où la manière de penser, d'assumer son quotidien et de temporiser ses relations à la famille et aux autres clans d'un village, n'ont rien à voir avec les menées existentielles des Français ayant investi le Maghreb depuis un peu plus d'un siècle.
Surgissent alors les horreurs de cette guerre de 8 années perpétrées par l'armée française s'opposant aux factions indépendantistes entrées en rébellion dès 1954. Nous ne referons pas l'histoire ici, pas plus qu'elle n'est racontée dans le livre où ce sont les conséquences et les dommages qui sont exposées à travers le sort de ces rapatriés désignés comme « harkis » et donc considérés comme traîtres dans leur pays d'origine, l’Algérie, indépendante depuis Juillet 1962.
C'est l'histoire de racines, de celles invisibles mais ô combien prégnantes sur le cœur des personnages qui évoluent sous nos yeux, au gré de cette passionnante et bouleversante lecture...
Ali, Hamid, Naïma, qu'ont-ils perdu ?
Le premier, ses oliveraies sur les crêtes de Kabylie et sans doute son honneur, le second son enfance, la troisième ne sait pas puisqu'elle n'a reçu aucune information sur le passé algérien de ses grands-parents installés au Pont-Féron quartier du bourg de Flers dans l'Orne, après avoir transité au camp de Rivesaltes puis au hameau de forestage à Jouques petit village du pays Aixois dans les Bouches du Rhône.
C'est avec beaucoup de finesse et de tact que l'auteure nous fait vivre cet exil d'une honorable famille de Kabylie effectuant à contre-cœur un voyage vers des terres et des paysages totalement inconnus où la langue parlée n'est plus la-leur. Leur descendance aura-t-elle la possibilité de s’intégrer ?
Quel regard portent les Français de la métropole sur ces communautés maghrébines installées maintenant sur leur territoire et qui devaient nécessairement faire partie de leurs ennemis au cours de cette interminable et horrible guerre d'Algérie ?
Arabes, Musulmans, fellagas, felouzes, les appellations ne manquent pas. Faut-il rester ce que l'on est identitairement ou bien tenter de s’intégrer en adoptant les modes de vie européens et en parlant la langue française ?
Ali s'y obligera mais Yema, son épouse, elle, gardera ses rites et et habitudes ancestraux, Hamid, leur fils, se fondra dans le moule, adoptant la culture française dans tous ses fondements, jusqu'à éliminer de ses souvenirs, les paysages sauvages de son enfance. Naïma, elle, parisienne, diplômée universitaire, artiste, découvre soudainement que ses origines sont de l'autre côté de la Méditerranée. La révélation se fait grâce à une rencontre liée à ses impératifs professionnels ; jusqu'alors elle n'avait rien cherché à savoir sur ses origines puisque ses grands parents et même son père, ne lui en avaient toujours rien dit et n'en parlaient jamais.
Y-a-t-il un art de perdre ? Naïma nous aide à répondre à cette question au cours d'un voyage « initiatique » en retournant sur la terre de ses grand-parents...
Je me permets, ici, d'élargir le champ s'ouvrant à cette brûlante question en la retournant à notre version historique de la guerre d'Algérie se soldant par la perte de cet ensemble de départements d'outre-mer, constituant un vaste territoire colonisé et soumis au droit français depuis 114 ans... Tout ce qui y fut bâti et exploité fut remis aux Algériens de souche, et les ressortissants français rapatriés furent tenus à tout laisser de leurs biens et entreprises. Un désastre économique, mais aussi un drame culturel, les Français nés en Algérie étaient aussi Algériens... ce fut aussi le déracinement pour eux...
Et, pour de Gaulle qui leur avait dit : « je vous ai compris » ce revirement, ce renoncement avec les accords d'Évian du 19 mars 1962, en faisait également un traître. À lui aussi perdant, et grand perdant sans doute, attribuerons-nous cette forme d'art dans la manière de perdre ?
Certainement en évoquant le contexte de ces années de guerre coloniale : 1954 le désastre de Diên Biên Phu qui nous vaut la perte de l'Indochine, perte d'une guerre aussitôt relayée par la guerre d'Algérie, se déroulant alors sous forme de guérilla à l’improbable issue, tissée d'attentats meurtriers jusqu'en métropole, de guets-apens à répétitions sur un terrain non maîtrisable propice à ces multiples embuscades déroutant tous plans d'attaque franche, de représailles sanglantes et monstrueuses dans les deux camps. Cette guerre pouvaient durer des décennies et procurer des souffrances innombrables dont le Monde et la France en reconstruction, mais aussi ces colonies revendiquant l'autonomie de gestion, n'avaient nullement besoin. C'est cette lucidité et cette perceptive d'avenir qui a fait revenir Charles de Gaulle sur son engagement, sur sa promesse faites aux Algériens de toutes souches et sur sa parole. Lui qui toujours disait NON, cette fois, avait dit Oui à l'indépendance de l'Algérie...
Il mettait fin à une guerre mais pas à une foultitude de drames humains... ceux que l'on désignait comme harkis en furent certainement les premières victimes ; pour les uns, dans leurs chairs et leurs vies, châties puis exécutés sur place par leurs frères musulmans, pour les autres, rapatriés en France, dans leurs probités étant désignés comme traîtres « bon à être égorgés » et à jamais bannis de leurs terres d'origines, apatrides défaits pour toujours de leur nationalité. Déracinés, ni vraiment Français ni légitimement Algériens, ils avaient tout perdu....
Citation de Élisabeth Bishop :
« Dans l'art de perdre, il n'est pas dur de passer maître,
tant de choses semblent si pleines d'envies...
...des royaumes que j’avais, des rivières, tout un pays.
Ils me manquent, mais il n'y eut pas de désastre. »
Il faut lire ce roman, Prix Goncourt des Lycéens. - 2017.