Il m'a fallu plusieurs jours pour m'habituer au rythme journalier puis à celui de la semaine... toute la vie de l'institution était bien circonscrite par le déroulement répétitif des activités de la vie domestique alternant avec celles des apprentissages tenant au travail, le tout ponctué par les coups de cloches invitant autant à leurs cessations qu'à leurs mises en route.
Chaque tranche de temps de la journée en matinée, l'après-midi et en soirée avait son type d'activité, tout était cadré suivant un horaire strict, immuable, invitant à la ponctualité. S'y ajoutait le rituel et la solennité des temps forts tels que le cercle du matin, les paroles avant repas, la prière de fin de journée et la petite fête dominicale.
Cela avait pour moi un effet berçant... en fait, on était pris dans ce mouvement non par la torpeur mais par le côté rassurant où tout était magistralement orchestré. Chacun connaissait sa partition et l'harmonie se réalisait à l'unisson.
Je ne manquais pas de me poser la question : pourquoi en était-il ainsi ? Cela avait bien sa raison d'être, un sens sans doute très important ?... Autour de moi, nul ne se plaignait de cette organisation, de cette rigueur dans la conduite de la vie de chacun, pensionnaires et accompagnateurs. Tous suivaient cette ligne de progression tracée d'avance. Chacun s'inscrivait bien dans cette découpe du temps, au niveau quotidien, hebdomadaire et, j'allais le découvrir par la suite, saisonnier...
Au bout d'une d'une dizaine de jours, j'avais déjà pris mes repères et donc relevé aussi les spécificités de chaque jour de la semaine. Celles-ci étaient repérables avec les menus, les occupations du soir mais aussi, après le coucher des pensionnaires, avec les réunions et les activités culturelles hebdomadaires, impliquant les éducateurs.
Les menus... ils ont une grande importance, la nourriture du corps est comme le pendant de la nourriture de l'âme... cela m'est apparu évident peu de temps après mon arrivée... « Dis moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es... » Pour les pensionnaires, il y a peu d'aliments carnés et à peine plus pour les éducateurs. A mon grand étonnement je m'y suis vite habitué et n'ai nullement pâti de ce régime quasi végétarien... Les repas sont équilibrés avec la bonne proportion entre féculents, légumes, céréales, laitage, œufs et fruits. Chaque déjeuner comporte une entrée, un plat de résistance et un dessert, chaque dîner une soupe ou un plat gratiné, salade fromage et un dessert. Au trois repas principaux du matin du midi et du soir s'ajoute, entre, les collations. Ce qui fait que chacun ingère une certaine quantité de nourriture variable toutes les deux à trois heures. Personne ne se plaint d'avoir faim. La conséquence de ce régime est qu'elle favorise une bonne digestion ce qui est bienvenu pour certain organisme plus sensibles et fragiles de certains résidents et surtout une pondération bienvenue pour le maintien du poids de certains autres comme les trisomiques qui ont tous une fâcheuse tendance à l'embonpoint. S'agissant de ma tonicité j'ai constaté qu'elle n'était nullement défaillante et je dois convenir que je me trouvais bien dans ma peau, en parfaite santé. Bien sûr, d'une saison à l'autre l'établissement des menus variait en fonction de ce qui était produit sur le marché et présenté par nos fournisseurs comme légumes et fruits autant par ce qui a été récolté par la suite dans le potager du Centre. J'ai appris à manger de tout : maïs (polenta) blé, lentilles, riz, céréales ou légumineuses associées à des blettes (ou cardons), des épinards, du choux-fleur, des carottes, des pommes de terre, des courges, des courgettes, des tomates, des céleris en branche, des salsifis, des choux de Bruxelles, des brocolis, du fenouil avec en entrée les rituelles crudités : radis, céleris rave, carottes, betteraves, concombres, cœurs de palmier, etc. Ces ingrédients bien préparés et présentés étaient aussi appétissants que bons en bouche. Pour accompagner ces aliments, déjà, à cette époque, il était proposé, outre les traditionnelles baguettes de pain blanc, du pain de campagne bio et du pain complet. Le dimanche s'ajoutait, au repas de midi et demi, soit de la volaille, soit du rôti de bœuf ou de porc. Il y avait cette singularité du dîner du vendredi où était proposé une sorte de petit-déjeuner du soir : grand bol de malt avec viennoiseries et tartines de beurre et confiture pour les pensionnaires, grand bol de café pour les éducateurs qui, en outre, avaient une sorte de hot-dog constitué d'une paire de saucisses de Francfort, fourré dans un petit pain brioché. Dans le panel des menus, ces autres grands classiques et singularités : les pâtes aux œufs et gratinées du dîner du lundi, les carottes sautées et le blé germé sauce tomate du déjeuner du mardi, les endives au jambon et riz pilaf du mercredi midi, la polenta et œufs sur le plats du jeudi soir, les frites et filet de merlan du vendredi midi, les épinards, pommes de terre et œufs durs du samedi midi... les bettes gratinés et tomates provençales du samedi soir...
Si le rythme de la journée était régulièrement ponctué par les coups de cloches, celui de la semaine se marquait surtout par les activités du soir avant le coucher pour les pensionnaires et après, pour les éducateurs. Pour ces derniers, cela constituait de longues journées surtout les trois premiers jours de la semaine du fait que le lundi soir, à 21H30, nous avions la réunion d'organisation suivi d'une synthèse exposant le bilan évolutif d'un pensionnaire. Nous ressortions de cette réunion le plus souvent après minuit. Le mardi soir, nous avions un cours d'Eurythmie* et d'art de la parole, qui durait une bonne heure et demi. Les mercredi soir des mois de novembre et décembre étaient, eux, consacrés aux répétitions de Jeux de Noël*.
Pour les pensionnaires, après le dîner du jeudi, la veillée était vouée aux jeux collectifs animés par les éducateurs. Au cours de celle du samedi soir, Madame Colette D. racontait une histoire souvent tirée des légendes traditionnelles celtes ou des récits bibliques. Ce n'était pas de la lecture mais un récit oralement transmis dans les règle de l'art, porté par les nuances de tons appropriées, dans la voix et dans le vécu intérieur, complété par un sens parfaitement maîtrisé du suspens, de la part de la conteuse sachant captiver son auditoire. Pour la veillée du dimanche soir, Colette D. se mettait au piano pour interpréter, sonates, fugues, préludes, danses et moult autres pièces classiques des plus grands compositeurs : Bach, Haendel, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Chopin, Liszt, Brahms, Schuman, Debussy... je me souviens que nombreux étaient ceux qui, à chacune de ces soirées concert, réclamaient : « la Marche turque » de Mozart. Je revois Jean-François M. battre la mesure avec entrain …
En conséquence, au cours de ces premiers jours du mois de novembre c'est surtout lors de la veillée du vendredi soir que nous avancions le plus dans la confection des lanternes pour la promenade nocturne de la Saint-Martin.
Et ce soir là, le 11 de ce onzième mois de l'année arriva.
Suite : La promenade nocturne de la Saint-Martin...
Notes :
*Eurythmie : art où la parole devient mouvement.
* Jeux de Noël : http://www.mirebalais.net/article-5147383.html