Ce dimanche là, et le lendemain jour de Toussaint étant férié, je n'eus pas à intervenir directement sur le groupe auquel j'étais affecté, sinon suivre le déroulement de la journée en doublure avec Jean-Claude puis avec Alain, les activités étant celles en vigueur le dimanche, partagées entre la promenade du matin, les danses folkloriques et les jeux collectifs de l'après-midi et bien sûr les taches attenantes au quotidien, depuis le lever : les trois repas avec vaisselles s'en suivant, puis les toilettes en fin d'après-midi, la veillée et le coucher de 21H15 avec l'extinction des feux à 22H. Des opérations sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement.
Toutefois cela m'a permis de découvrir la population de l'institution, ceux et celles qu'à cette époque, nous désignions comme pensionnaires, et que, plus tard, nous les appellerons compagnons puis résidents...
Je dois avouer que mes premières impressions étaient mitigées entre curiosité et aversion je n'avais pas, jusqu'à ce jour, rencontré de déficients mentaux sinon avoir joué, encore minot, avec une jeune fille prénommée Simone que l'on disait être l'idiote du village, connue lors du séjour que je fis chez la grande amie de ma mère, à Dol de Bretagne, en 1950. Ceux qui m’intriguaient le plus étaient les mongoliens, appellation du moment, désignant les enfants et personnes affectés par la trisomie 21. Il faut dire qu'au-delà des stigmates apparents, ils "trimbalent" une sacrée dose d'originalité au niveau de leurs comportements et approches sociales. Ce qui les caractérise le plus, c'est la jovialité et leur obstination dans l'opposition. Ainsi Gérard P, Thierry B, Alexandre S, Jean-François M, Daniel T, adoraient jouer et le faisaient quasiment en permanence, pour eux, tout est prétexte pour s'amuser, ce qu'ils font aussi avec beaucoup de sérieux ; ainsi, le travail, la moindre tâche, deviennent un jeu. Si ça ne facilite pas toujours les choses, user de ce principe dans un rapport conflictuel permet de sortir d'une situation difficile où ils s'opposent à certaines de nos décisions.
Daniel T qui ne veut pas aller faire sa toilette, assis sur les marches, s'accroche à la rampe d'escalier. Jean-Claude T. avec force lui desserre une main, voulant desserrer l'autre, la première s’agrippe de nouveau à la rampe et cela peut durer longtemps. En plus, cette situation de blocage gène le passage des autres pensionnaires voulant descendre à la salle de bain. Le subterfuge pour s'en sortir consiste à trouver la petite phrase invitant au jeu qui décrispera l'obstiné.
- Eh Dany on va chercher la belle toge de l'empereur Bikaoët II qui chevauche son grand cheval Caracoki …
- Foui Bikaoët ! Bikaoët ! Bikaoët !... Daniel se relève en souriant et court jusqu'à sa chambre, se déshabille en un temps record puis enfile son peignoir de bain à motifs arlequin et, drapé comme un empereur, il descend en caracolant à la salle d'eau, s'installe sur un tabouret face à un bidet puis chante d'une voix de fausset : « Je suis Bikaoët l'emporreur ! L'emporreur ! J'aime les cacahuètes et les petits beurres !... Bikaoët ! Bikaoët ! Emporreur ! »
- Allez Bikaoët II ! Lave tes pieds maintenant !… Daniel T tourne le robinet empli d'eau à moitié le bidet, y place ses pieds, les savonne énergiquement l'un après l'autre, les rince, puis les essuie avec application. Il va ensuite à un des lavabos libre pour laver le haut de son corps trapu.
Je suis médusé … Jean-Claude me faisant un clin d’œil complice :
- Ça ne marche pas à tous les coups mais il ne faut pas hésiter à recourir au jeu ou à l'humour. Parfois, ce genre de subterfuge ne prend pas, alors on le laisse un moment dans son blocage, on va faire autre chose puis on revient à lui en lui proposant un truc qu'il aime bien faire comme jouer à Bikaoët. Il faut parfois plusieurs tentatives pour le décoincer...
- Bikaoët, ça sort d'où ce nom ?
- Ah, c'est dans un de ses livres sur des chevaliers. Une illustration représente l'un d'eux avec une magnifique cape et il l'a nommé lui-même Bikaoët et baptisé son cheval Caracoki.
- Quelle imagination !
- Tous ceux qui sont comme lui, n'en manquent guère !...
Cette démonstration sur le vif m'a bien amusé mais je reste perplexe quant à ma présence dans ces lieux, face à ces jeunes pas comme les autres, me demandant si je serais capable d'endurer leurs manières d'être, à priori imprévisibles, leurs fantaisies, leurs délires puis de me confronter à leurs oppositions, leurs résistances inopportunes, inattendues. Ceci nous conduisant à adopter des comportements qui peuvent friser le ridicule, devant réagir nous-même en benêt. Je dois convenir qu'à cet instant, je suis un peu déboussolé et si ce n'est dans l'immédiat, je ne compte vraiment pas séjourner très longtemps dans cette institution pour branquignoles écervelés et autres zozos fol-dingos. Genres de pitreries qui me font grimacer...
Ce n'est que le Mardi 2 Novembre que je pris effectivement mes fonctions en rapport avec l'emploi du temps qui me fut attribué par Barthélémy C. lequel faisait fonction d'éducateur principal, responsable du pavillon des garçons.
Nous sommes encore au début de l'époque pionnière du Centre Saint-Martin, ouvert depuis la mi-mai de cette année 1965, exactement, dans le sixième mois de sa création. Il y a encore beaucoup de choses à mettre en place au niveau des activités devant occuper quotidiennement les pensionnaires mais aussi, beaucoup de travaux à poursuivre ou parachever, s'agissant de certains lieux et locaux. Pour les hommes il est surtout question de chantiers intérieurs ou extérieurs...
Ce jour là, tous sont réquisitionnés au jardin car il faut en finir avec le débroussaillage et le défrichement afin d'en faire une zone totalement cultivable. Nous sommes à peu près une trentaine, éducateurs et pensionnaires, tous en bleus de travail pour rendre l'espace fertile. On me remet une houe pour émietter, en ligne avec 5 jeunes, les parcelles que d'autres fauchent sous la conduite de jean-Claude et Alain. Ce dernier, dirige le ramassage des herbes et autres fanes évacués par le carrousel des brouettes frénétiquement poussées par une dizaine de pensionnaires. Derrière nous, d'autres ratissent la zone que nous émiettons à coups de houe. Les plantes parasites les plus enracinées sont dégagées à la pioche. Voilà bien une tâche à laquelle je n'étais nullement rompu et, en moins d'une heure, j'ai les mains en feu, couvertes d'ampoules... Je serre les dents, reprends mon souffle. Va falloir trouver le bon rythme ! Quelques de nos joyeux compagnons, eux, l'ont trouvé comme Gérard P qui n'hésite pas à s'étaler dans sa brouette, pause improvisée avant l'heure car effectivement, à la mi matinée vers 10H30 c'est la pause goûter.
Madame Marie la cuisinière aidée de Marie-Jo une plantureuse blonde d'une vingtaine d'année, belle comme un cœur, apporte les plateaux de la collation : gobelets et les doubles biscottes emprisonnant de la confiture de groseille pour le casse-croûte et, dans des laitières métalliques, la tisane de tilleul comme breuvage. Je fais la grimace ; vous pensez-bien que j'aurais volontiers apprécié une bière ou, à défaut, un petit blanc bien frais... présentement, je dois me contenter de ce qui est proposé. Je ne manque pas non plus d’assister au manège de Marie-Jo qui fait des œillades aux éducateurs de service, surtout au petit Alain... Voyez ça, mes bons amis ! Elle n'a pas froid aux yeux, la jeune serveuse, dont on me dit qu'elle est aussi affectée à la lingerie.
Dix minutes plus tard, nous reprenons le travail. Quand la cloche sonne à midi, vous dire combien je suis heureux que ça s'arrête !... Retour au pavillon, changement de tenu, on quitte les bleus de travail, lavage des mains, puis direction le château pour déjeuner. Le même rituel pour la prise des médicaments précède le temps de repas. Au menu : carottes râpées et betteraves en dés constituent l'entrée. Le plat principal consiste en blettes gratinées accompagnées de blé cuit sous coulis de sauce tomate... Beurk ! Je n'ai jamais mangé cela moi !... Et il n'y a même pas de viande ! Toutefois, la faim aide à dépasser ses a-priori en matière de goût, et finalement je mange mon assiettée pas trop convaincu mais néanmoins rassasié. En fait, ça remplit bien l'estomac… et puis en tant qu'éducateur, c'est plutôt inconvenant de faire le difficile vis à vis des résidents qui, eux, ne se font pas prier pour en reprendre une deuxième bonne louchée...
Après chaque repas, la vaisselle est effectuée par une équipe de 8 résidents désignés pour la semaine entière avec alternance tous les 7 jours, à partir du Dimanche, entre garçons et filles. C'est toujours un éducateur ou une éducatrice qui se tient à la plonge qui, en outre, a le suprême agrément de récurer toutes les gamelles, grands plats et casseroles utilisés à la préparation des repas. Certains plats bien gratinés et roussis à souhait, exigent une bonne dose d'huile de coude pour retrouver leur éclat initial... Mon tour de corvée de plonge m'arrive le soir même et j'ai eu droit au décrassage des plats inox passés au four pour la cuisson maison des pâtes aux œufs... une aubaine à déguster... une galère à récurer !... Re-grimaces pour moi .
Ceux ou celles qui ne sont pas de vaisselle vont faire la sieste qui se déroule de 13H45 à 14H45, la cloche sonnant la fin de ce temps de repos.
A 15H, tous reprennent le travail. Retour au jardin pour le défrichage... Je jubile... qui, sa faux, qui, sa fourche, qui, sa brouette, qui, sa houe, qui, sa pioche, qui, son râteau, tous s'animent avec entrain ponctué d'éclats de rire ou de jurons quand une racine s'obstine à résister à son valeureux extracteur...
A propos de tracteur, la semaine suivant mon arrivée, il en fut livré un petit avec brabant et autres outils araires adaptés que, dans un premier temps, seul le directeur Georges D. était habilité à conduire. Avec ce vigoureux petit engin motorisé, il a retourné tout le sol du jardin potager dégagé de toutes ses brandes par nos soins, sur une surface de un hectare et demi. À l'occasion de ce grand labourage, tous, nous avions pour mission de ramasser les nombreux silex que cette opération a fait remonter en nombre du sol. Voilà un bon travail d’écrémage disait le boss… tu parles ! Nos reins ont été mis à rude épreuve, de même que les bras des rouleurs de brouettes évacuant la pierraille qui a constitué un tas d'au moins 7 m3 dans un espace choisi plus loin pour la stocker. Ceci servit plus tard à ré-empierrer les chemins défoncés de la propriété.
Au goûter de l'après-midi, à 16 H30, les pensionnaires ont droit à une tranche de pain beurrée saupoudrée de chocolat râpé, accompagnée du rituel verre de tisane ; ce peut être aussi une double biscotte avec confiture, comme le matin, mais complétée par un yaourt. Les éducateurs ont, eux, droit à un sandwich au fromage ou au saucisson. J'apprécie nettement plus ce goûter consistant même si, pour me désaltérer, je dois me contenter du verre de tisane traditionnel.
Marie-Jo, de retour à cette occasion, ne manque pas de nous gratifier de son sourire enjôleur complété d'une bonne dose de malice qui pétille dans ses grands yeux bleus...
Voilà bien qui m'empêche de faire la grimace...
18 H, retour au pavillon des hommes, c'est le moment de la toilette... il y a trois lavabos à l'étage, quatre ainsi que deux bidets, deux baignoires et une douche dans la salle de bain, au rez-de-chaussée. Tous les pensionnaires revêtent leur robe de chambre ou leur peignoir pour circuler puis font leur toilette entièrement nu, sur des caillebotis, face au lavabo. Certains sont autonomes, d'autres ont besoin qu'on les aide, surtout pour leur frotter le dos. Avec les plus handicapés, on agit aussi par imitation pour les inciter à faire seul ces opérations, en leur montrant les endroits où passer le gant, savonner puis rincer, leur révélant ainsi ce qui tient au schéma corporel dont il n'ont qu'une conscience ténue.
Je suis avec Christian M. en robe de chambre, qui reste assis sur son lit et se balance en triturant je ne sais quoi entre ses doigts …
- Tu viens au lavabo Christian ?
- Han ! Han ! Il ne me regarde même pas, poursuit ses balancements et triture ce qui me semble être un bout de laine.
- Viens Christian, il faut faire ta toilette maintenant... il me jette un regard sombre...
- Han ! Han !
- Qu'est-ce que tu tiens là ? Fais voire un peu – Je lui prends la main et tente de l'ouvrir pour savoir ce qu'il y emprisonne … Il se met à crier…
- Han ! Han ! Poussière ! Poussière ! Christian poussière ! Il hurle de plus en plus fort et tente de me mordre la main. Alain arrive à la rescousse...
- Arrête Patrice ! Lâche-le... Il ne supporte pas d'être touché et surtout pas qu'on lui retire ce qu'il a en main.
- Mais je voulais qu'il vienne faire sa toilette. Qu'est-ce qu'il triture comme ça, en se balançant.
- C'est des moutons qu'il collecte et met en boule. Tiens – tirant le tiroir de sa table de nuit – il les met dans cette boite métallique...
- Hein !
- Je t’expliquerai tout-à l'heure… Christian range ta poussière là – il lui ouvre sa boîte et d'une voix douce ajoute – on va faire la toilette maintenant.
Christian place sa boulette de poussière, remet le tout dans son tiroir de table de nuit puis se lève et suit Alain jusqu'au lavabo.
Je reste coi... « je suis chez les fous y a pas » me dis-je – sûr qu'à cet instant, je dois faire une sacré grimace...
Plus tard, Alain revient vers moi
- Bon Patrice, je t'explique : Christian M est ce qu'on appelle un autiste...
- Un autiste ?...
- Pour résumer, son handicap tient à une grande difficulté pour communiquer directement avec toutes les personnes de son entourage. Il est incapable de tenir une conversation même très simple et donc de s'exprimer en faisant des phrases, comme nous en ce moment. Lui, parle très peu. Il est comme muré dans son monde avec des obsessions et des rituels très prononcés comme, par exemple, celui de collecter les poussières, les brin de laine, tout ce qui peluche, en fin de compte. C'est son doudou à lui, ça le rassure lorsqu'il est angoissé.
- Ah bon !
- Oui, c'est assez difficile à concevoir mais nous devons en tenir compte pour, au moins l'atteindre un peu, et le conduire à accomplir les actes simples de la vie quotidienne. On ne doit pas le prendre de front et donc lui retirer sa poussière. T'inquiètes surtout pas Patrice, tu n'as rien fait de mal, c'est normal que tu te sois confronté à lui et que ça finisse par des cris. C'est ainsi que nous apprenons et, tu verras, ce n'est encore rien par rapport à d'autres situations de crises bien plus impressionnantes...
- Merci Alain pour ces explications, me voilà au moins avisé sur le cas Christian M.
Ce fut là ma première confrontation avec les effets de la déficience mentale sous leurs formes pathologiques.
Au cours de la veillée terminant cette première longue journée - laquelle sera suivie de beaucoup d'autres encore plus exaltantes - nous poursuivîmes l'activité qui était en vogue depuis une semaine : la réalisation de lanternes pour la promenade de nuit à la Saint-Martin.
Jean-Claude s'occupe de ceux qui confectionnent les lanternes en cartons aux facettes recouvertes de papiers cristal de couleurs différentes. Les motifs sont constitués de formes géométriques, d'étoiles ou de fleurs, il en est quelques-une qui représentent des scènes de la vie du Saint comme celle du manteau partagé. Dessins, découpage, ajourage, collage, il faut des mains habiles pour parvenir à un beau résultat. Jean-Claude, avec patience, guide les pensionnaires les plus motivés pour effectuer ce travail minutieux... des éclats de rire fusent de temps à autre.
Alain et moi, aidons ceux qui creusent des betteraves pour en faire des têtes d'apparence humaines. Le plus souvent elles sont grotesques et font peur mais, me dit-on, c'est le but. Gérard à mes côtés, tire intensément la langue pour creuser la bouche de sa betterave. Je l'observe à la dérobée. Manifestement il prend un immense plaisir à cette activité... voyant sa réalisation, je ne peux m’empêcher de lui faire cette remarque :
- Gérard tu lui a mis un œil bien plus haut que l'autre, à ta tête en betterave...
- Yheu sais Mochieur Lupiau, yheu sais. Mais ch'est bien hein ?
- C'est à dire que ce n'est pas très régulier.
- Vouhi Mochieur Lupiau mais... ch'est pas grave... ch'est pas grave tu chais...
- Et ta tête à toi, elle est comme ça, avec un œil haut à droite et bas à gauche ?
- Vouhi Mochieur Lupiau comme çha – il me fait alors une grimace épouvantable, se tirant le sourcil droit vers le haut du front et tirant exagérément le repli de peau sous son œil gauche tout en tordant sa bouche en sens inverse...
- Une vraie gargouille !
- Vouhi Mochieur lupiau, une garbouille... y'aime beaucoup la garbouille et yeheu t'aime beaucoup toi Mochieur lupiau – et il m'embrasse...
Suite : Rythmes et menus...