Octobre 1973, à la sortie de Toulouse sur la RN113, il est environ 22 H, je roule à vitesse réduite sous les averses, les balais d’essuie-glace de la 4L ne parviennent pas à diminuer les effets de loupe de l'incessant ruissellement des trombes d'eau qui s'abattent sur le pare-brise. Croiser les voitures venant en sens inverses est extrêmement fatiguant pour la vue tant l'éblouissement de leurs phares est accru par la pluie et le miroitement de la chaussée.
A une intersection pour rejoindre la RN 113 en direction de Narbonne, j’aperçois une ombre sous la pluie, une forme humaine à l’apparence fantomatique sous ce déluge. Elle a le bras levé… je m’arrête une vingtaine de mètres plus loin… qui laisserait une personne sur bord de la route en pleine nuit et sous ces cataractes ?
La personne s’approche de la voiture, j’ouvre la portière droite… une femme à l’âge incertain, encapuchonnée sous un vieil imper, ruisselle…
- Montez, ne restez pas à vous tremper ainsi !
- Oh merci ! Elle a un sac de voyage en toile que je dépose dégoulinant sur le plancher entre les sièges avant et la banquette arrière… puis cette dame s’installe sur le siège passager à la fois gênée d’être toute mouillée et rassurée d’être enfin à l’abri…
- Vous allez où ?
- Á Avignon …
- Avignon ! Eh bien, nous n’y serons pas tout de suite, vous savez …
- Oui, je m’en doute bien mais j’imagine que ce n’est pas votre route…
- Eh bien si, je vais dans la Drôme, dans le Diois, Avignon est sur ma route et donc je vous amènerai à destination.
- C’est vraiment très gentil de votre part, je ne pensais pas trouver, surtout à cette heure tardive, un automobiliste pouvant me conduire d’une seule traite jusqu’à chez moi…
- Tenez, sans vouloir vous offusquer, pouvez-vous quitter votre imperméable, j’ai un plaid à l’arrière avec lequel vous pourrez vous recouvrir car vous êtes transie de froid. Bien que gênée pour le dérangement occasionné, elle se défait de son imper que je dépose sur la banquette arrière d’où j’ai retiré le plaid dans lequel elle s’emmitoufle aussitôt.
- Il fait bon dans votre voiture… Merci encore de votre assistance.
- C’est normal vous savez… Je redémarre… il pleut toujours à verses. Nous roulons quelques kilomètres sans rien dire. Dans la pénombre, de l’habitacle, sans pour autant la dévisager, je me rends compte que ma passagère n’est ni toute jeune ni très vielle, son âge devant se situer dans la cinquantaine d’années. Je brise le silence...
- Sous cette pluie incessante, il est difficile d’aller vite alors, à ce train, nous n’arriverons à Avignon qu’au petit matin…
- En fait, je suis en route depuis deux jours… je viens de Lourdes m’explique-t-elle…
- Vous étiez en pèlerinage ?
- En quelque sorte oui, j’ai commencé le voyage avec une amie, à l’aller nous avions pris le train. Nous sommes restées une semaine à Pau, chez une autre amie à elle.
- Et de là vous êtes allez à Lourdes…
- C’est cela… disons que je tenais à y aller moi, et j’y suis allée seule en car. Sur place, J’ai passé deux nuits dans un foyer du secours catholique puis, à mon retour à Pau, mon amie était repartie… elles s’étaient disputées…. L’ennui c’est qu’elle est repartie avec nos billets de train, omettant de laisser le mien… J’étais bien malheureuse, savez-vous, d’autant que je n’ai pas beaucoup d’argent, en tous cas pas de quoi me payer un billet retour… j’ai donc fait du stop … c’est ainsi que vous m’avez trouvée…
Je reste un moment silencieux quelque peu soupçonneux quant à la véracité de ses explications que, par ailleurs, elle n’était pas obligée de me fournir… mais sachant que nous allions être de longues heures à nous tenir compagnie, il devait être important pour elle de me conter un peu de son aventure et des circonstances qui l’ont conduite à faire du stop. Je me dis qu’elle me raconte des craques car elle m’a plutôt l’air d’être une personne en errance, à la limite du vagabondage si j’en juge par son allure et son pietre bagage, mais m’ayant donné sa destination, je me ravise et me garde bien de la questionner.
Le silence se fait pendant de longues minutes, je reste concentré sur la conduite car il tombe des cordes … A cette époque, les routes passaient par tous les bourgs et villages, la N 113 ne faisait pas exception. Malgré l’heure avancée, il y avait encore pas mal de circulation, avec de nombreux camions qui se trainaient, et que l’on était condamné à suivre à distance sur des dizaines de kilomètres tant il devenait périlleux d’entreprendre un dépassement sous les trombes d’eau. Rare étaient les occasions de franchir le « 70 »… Pour reprendre la conversation, ma passagère se hasarde à me demander …
- Vous ne craignez pas de rouler de nuit ; je suppose que vous êtes représentant… souvent sur la route …
- Oui, j’aime bien voyager de nuit mais je ne suis pas représentant, là, je rentre d’un séjour chez ma petite amie et vais reprendre mon travail d’ouvrier maçon dans un petit village de la Drôme.
- Alors là, je ne vous imaginais pas maçon !… Elle se ravise aussitôt, pensant m’avoir blessé avec cette remarque. Oh pardon ! Je ne voulais pas dire que vous ne paraissez pas assez physique pour faire ce dur métier…
- Il n’y a pas de mal, vous savez, c’est toute une histoire… je lui résume alors ce pan de ma vie où, d’éducateur en Normandie, j’en étais arrivé à celui de maçon dans le bas Dauphiné…
- Et votre petite amie elle travaille aussi ?
- Elle est éducatrice à Agen…
- Ah c’est bien cela, l’aide aux enfants et aux jeunes en difficulté, vous avez cela en commun…
- Elle s’occupe plutôt de cas sociaux, d’enfants et adolescents placés en foyer c’accueil par l’assistance publique, maintenant tutellée par les DDASS, moi, j’avais en charge des enfants déficients mentaux, pour la plus part placés en institution par leurs parents, sous couvert de l’UNAPEI.
- Vous ne regrettez pas d’avoir cessé cette activité ? La conversation s’était installée en même temps que l’atmosphère s’était détendue ; chacun étant moins sur ses gardes, et donc plus en confiance, se livrait alors à quelques confidences…
- A vrai dire, je voulais faire cette expérience d’un travail très physique où l’on est souvent en plein air et où les tâches sont souvent variées d’un chantier à l’autre. Je ne vous cache pas que c’est pénible, surtout à cette saison où les intempéries et le froid sévissent et durcissent sensiblement les conditions de travail…
- Qu’en pense votre petite amie ? Si je peux me permettre, peut-être envisagez-vous de vous mettre en ménage et, si j’en juge par ce que vous m’avez expliqué, vous habitez vraiment loin l’un de l’autre…
- C’est bien là le problème, d’autant qu’elle n'envisage nullement quitter son poste à Agen. Nous en avons déjà parlé, elle souhaiterait que je laisse mon travail actuel et que je retrouve un poste d’éducateur…
- Ce serait mieux pour vous, ne pensez-vous pas ?
- Je dois avouer que je suis dans l’expectative car mon patron actuel, compte sur moi pour donner un peu plus d’importance à son entreprise, il m’a laissé entrevoir la possibilité de créer une société où j’aurai plus un rôle de gestionnaire, au niveau du recensement de chantiers et du suivi de la clientèle. Par ailleurs, en changeant de situation, je devrai entreprendre une formation car je n’ai pas de diplôme d’éducateur bien qu’ayant exercé depuis plus de 8 ans dans cette fonction. Il me faudrait alors trouver une institution dans la région où vit Hélène…
- Ah ! Elle s’appelle Hélène !…
- Oui, Hélène… et donc, vous expliquais-je, je devrai trouver une institution qui, en plus d’un poste, m’accorde la possibilité de faire une formation en cours d’emploi car, à ce titre, je possède déjà mon entrée dans certaines écoles du secteur sanitaire et social. Vous voyez, tout ceci est bien compliqué et c’est un véritable dilemme…
- Je comprends… mais vous savez, quand on tient à quelqu’un, on est souvent conduit à faire de sacrifices… en l’occurrence ce serait à vous de les faire… si j’ai bien compris…
- Oui… soupire-je… cela devra se décider dans les prochains jours …
Long moment de silence… Il est un peu plus de minuit quand je m’arrête à une station service pour faire le plein (A cette époque, le long des nationales il y avait toujours quelques stations ouvertes toute la nuit, tout comme l’étaient, également la plupart des restaurants routiers…) Chacun en profite pour satisfaire ses besoins naturels… Je fais provision de quelques barres chocolatés et de biscuits à partager avec ma passagère. Nous repartons, toujours sous la pluie un peu moins dense… il y a moins de circulation et je peux maintenir une meilleur allure, roulant entre 90 et 100 km/h dès que la route se fait plus rectiligne…
Ma passagère somnole, je la laisse à son sommeil, moi, les yeux rivés à la route…
Bézier.. on rattrape le bord de mer… Il a cessé de pleuvoir… Montpellier... et l’on entame la remontée vers le Nord …
Ma passagère dont je ne connais pas encore le prénom se réveille confuse.
- Désolée, j’ai succombé à la fatigue ... et vous qui devez rester éveiller …
- Ne soyez pas désolé, c’est normal que vous vous reposiez.
- Vraiment vous êtes très gentil monsieur…
- Patrice… vous pouvez m’appeler ainsi …
- Et moi c’est Édith comme la chanteuse avec le talent en moins, bien sûr, et surtout pas la voix… elle éclate de rire…
Le restant de la route nous conduisant à Avignon, nous avons ainsi conversé échangeant pas mal de ces banalités qui étoffent nos vies. De cette Édith, je n’ai pas su grand-chose sinon qu’elle était célibataire, avait travaillé à la Poste, qu’elle avait été longtemps malade, qu’elle faisait, une à deux fois par an, un pèlerinage à Lourdes et que c’était un devoir qu’elle s’imposait. Je n’ai pas osé la questionner plus sur sa condition et moyens d’existence.
Parvenus à Avignon, sur le coup de 6 heures du matin, elle m’indiqua la route pour la déposer dans un quartier où il y avait encore quelques bistrots d’ouvert ou en passe de s’ouvrir. Elle tenait absolument à m’offrir café et croissants… Nous entrions dans un petit bar où elle avait ses habitudes connaissant le patron qui la salua d’un « Tiens Édith ! De retour, ça c’est bien passé ce pèlerinage ?»
Avant de prendre congé d’elle, désirant payer les consommations, elle se fâcha…
- Ah non Patrice ! Vous avez été si gentil et serviable avec moi, que pour vous remercier, je vous offre le petit déjeuner, j’y tiens absolument !…
Je n’insistais pas et la laissais régler nos cafés. Nous nous quittions là… Avant de partir, chacun de son côté, nous nous sommes fait la bise :
- Je penserai à vous dans mes prières, Patrice, je vous souhaite beaucoup de courage »
- Au revoir Edith à un de ces jours peut-être !...
Je n’ai jamais revu Édith mais, un mois et demi plus tard, je quittais le Diois, retournais travailler avec mon père comme VRP, faisant la prospection-vente de produits phytosanitaires et de compléments minéraux destinés au bétail… Fin Juillet 1974, je me mariais avec Hélène, A la mi-septembre, elle quittait le domicile conjugal à Poitiers, pour retourner auprès de sa famille dans le Lot-et-Garonne. Sans véritable raison ni la moindre explication, elle voulait que l’on se sépare. Ce fut un vrai cauchemar pour moi… En Octobre, j’entamais une procédure de divorce. N’ayant fait aucune difficulté et ayant pris tous les torts à sa charge, le divorce fut prononcé en Mars 1975. En Mai 1975, je rencontrais Annie… Nous nous sommes mariés en Décembre de cette même année… En Avril 1976, nous revenions ensemble en Normandie pour travailler au Centre Saint-Martin que j’avais quitté 4 ans plus tôt. Tous les deux engagés comme éducateurs, avons pu, dans la foulée, faire notre formation en cours d’emploi. Amélie est née en 1977, Charlotte en 1980. Ainsi en famille, nous avons accomplis tout notre temps de carrière à Saint Martin…
J’ai toujours pensé que cette rencontre si impromptue, avec Édith, au-delà de l’événement, n’avait rien de fortuite ni d’un effet de hasard… elle se range justement à cette croisée de destins* qui, d’anodine, dispense ne serait-ce, qu’en quelques heures de présence et d’échanges de mots, un message providentiel pour nous réorienter et nous remettre sur le bon chemin de vie correspondant aux plus hautes instances de ce que je désignerai maintenant comme étant le véritable projet existentiel, celui inscrit dans notre subconscient, au plus profond de notre âme…