Ce Roman nous fait voyager... nous contant des allers et retours mais aussi des allers sans retour entre Liban, France et Indochine...
1948 le deuxième conflit mondial est fini depuis trois ans mais la France est encore en guerre, non sur le sol métropolitain mais à plus de 10 000 km dans une de ses plus florissantes colonies, l'Indochine. Une sale guerre sans véritable front, où l'ennemi est le plus souvent invisible mais diaboliquement redoutable.
1948, c'est aussi des grèves interminables, de conflits sociaux à répétitions où la violence prend le pas sur les marches de manifestations contestataires. Elles résultent d'un manque de reconnaissance du travail forcené des mineurs mal rémunérés. Les mécontentements récurrents, sont exacerbés par une interminable période de restrictions mais aussi d'inflation appauvrissant toujours plus, les plus démunis.
La colère est à son comble, privations et injustices pour les uns, abondance et prospérité pour d'autres...
C'est dans ce contexte délétère et explosif que la famille Pelletier, un couple de nouveaux parvenus et leurs quatre enfants ont trouvé leur place au sein d'une bourgeoisie cultivant la primauté de ses bonnes relations parmi les personnalités influentes du moment. Installé au Liban, Louis le père est un entrepreneur opportuniste dirigeant une importante savonnerie à Beyrouth disposant de succursales dans les pays limitrophes au Moyen Orient. Une belle affaire qui rapporte mais aux profits mesurés. Il y a de l'argent chez les Pelletier mais on n'exhibe pas non plus sa fortune.
Les Pelletier... les enfants...
Leur histoire commence en Mars 1948 au moment où le fils aîné Jean, est mis en poste comme responsable du service commercial, puis directeur général de la savonnerie... ce sera vite un échec. Jean surnommé "bouboule" n'est pas une flèche comme on dit. Chez lui, l’enthousiasme faisant vraiment défaut, se traduit par un manque d'envie, le retrait face à l'effort et à l'engagement. Jean n'est ni sot ni niais mais dolent, voire fuyant. Ce n'est pas non plus l'enfant préféré de la famille mais, étant l'aîné, c'est sur lui que l'on compte pour pérenniser et faire fructifier l'affaire familiale que les trois autres enfants n'ont aucune envie de reprendre... Jean s'est marié avec Geneviève, la "pièce rapportée"... comme peste, c'est un monument dans le genre... un monument tiens donc !...
Suit François, c'est l'intellectuel de la famille, très jeune héros de la Résistance. Sans doute, plus taciturne que ses frères il est néanmoins, le plus déterminé quant à ses aspirations. Ses parents l'encouragent à faire Normal Sup, et pour ça, deux ans plus tôt, on l’a envoyé à Paris où, à contrario, suivant son idéal professionnel, il s'est engagé au "Journal du Soir" comme journaliste à la rubrique des faits divers, sans rien en dire à ses parents. Il fut le premier à quitter les siens et Beyrouth.
Vient Étienne, beau ténébreux, profondément humain, à la fois poète et aventurier. Son grand amour, c'est Raymond, jeune agent comptable, de nationalité Belge qui, s'étant engagé dans la légion, a été aussitôt envoyé en Indochine. N'ayant plus de ses nouvelles, Étienne a décidé de quitter Beyrouth pour le rejoindre à Saïgon... troisième départ d'enfant chez les Pelletier... il ne reviendra pas...
Hélène la "petite dernière" n'est encore pas majeure mais a déjà bravé bien des interdits. Modèle parfait de "révoltée" insubordonnée, elle est jolie comme un cœur, pas vraiment garçon manqué mais, féminine en diable, elle est à la fois désobéissante. provocatrice, et volontaire jusqu'à l'arrogance. Elle est plus liée et complice avec Étienne qu'avec ses autres frères. Elle sera la dernière à quitter le cocon familial sur le mode fugue...
Les parents...
Louis, est un homme calme du genre qui ne perd pas facilement son sang froid. C'est un créatif réaliste et opportuniste qui a le sens des affaires particulièrement fier de sa réussite mais, étant aussi un père aimant, il sait déléguer et faire confiance. Il compte bien sur les héritiers de la dynastie des Pelletier dont il dit qu'elle remonte à un ancêtre proche du maréchal Ney, pour lui succéder. Louis aime tout ce qui est technique et dans ce domaine, ne laisse à personne d'autre que lui le soin de surveiller la qualité de fabrication. Tôt le matin, Il est présent près des chaudrons et des appareils de moulage du savon. S'il ne se déplace qu'à bicyclette, n'ayant pas le permis de conduire automobile, il prend souvent l'avion pour faire le tour de ses filiales.
Angèle, son épouse quelque peu névrosée, si elle dirige la partie intendance de la savonnerie avec rigueur, elle soupçonne son époux d'avoir quelques maîtresses conquises au gré de ses déplacements. Dans leur entourage, lui faisant cette réputation d'homme infidèle, cela la flatte assurément. Elle supporte difficilement la séparation de ses enfants qui, les uns après les autres, quittent le foyer familial pour aller faire leur vie bien trop loin. Au-delà de sa fragilité et de ses craintes face à l'âpreté de la réalité et aux déceptions cruelles, elle est capable de mansuétude et même de pugnacité pour soutenir les siens .
et... le chat Joseph... en poste sur le vieux réfrigérateur est l'observateur attentif des tensions internes de celui qui se dit son maître... une pompe à stress imperturbable, omniprésent, point de jonction apaisant entre la réalité brutale et l’ineffable.
Page 383...
Étienne mit plusieurs jours à admettre que Jeantet avait raison. Son faisceau d'indices n'avait aucune valeur, on pouvait leur faire dire n'importe quoi. Cette fougue qui l'avait saisi, au fond, ce n'était rien d'autre qu'une phase de deuil, le sempiternel désir de venger la mort de Raymond, le signe qu'il était toujours malade de cette absence, qu'il ne s'y faisait pas.
Il retourna au Grand Monde plus exalté que jamais, y perdant à peu près tout ce qu'il possédait, faisant ensuite, dans les fumeries, des dettes qu'il rembourserait sur ses pots de vin.
La galerie de portraits ne s'arrête pas là ... il y a plein d'autres truculents et intrigants personnages dans ce grand monde, bien évidemment plus grand par son étendue spatiale que par la grandeur d'âme et la probité des occupants des divers lieux présentés dans ces pages.
Dans ce chassé-croisé de destins ballottés par leurs quêtes et ambitions mais aussi par leurs angoisses et terreurs, on ne sait pas toujours qui sont les bons et qui sont les mauvais... duperies, traquenards, trahisons n'épargnent pas les impétrants dans les rôles et fonctions hasardeusement ou providentiellement assignés. Ceci, sur fond d'exotisme avec ses parfums, ses langueurs sa moiteur.
D'un chapitre à l'autre, d'un paragraphe au suivant, l'auteur a ce talent envoûtant de nous promener dans des situations et des univers très différents, tantôt familiers presque rassurants, tantôt glauques, inquiétants, à en avoir la nausée, nous laissant découvrir des scènes d'horreurs jusqu'à l'insoutenable... D’aller au cinéma dans une salle parisienne ou en mission dans la jungle vietnamienne peut être malencontreusement fatal et, à chaque fois, irrémédiablement périlleux... entre "bêtes et méchants", il y a des tordus, des crapules, des malades, mais aussi des doux, des plus purs, des innocents, des scrupuleux, des gens honnêtes, des braves...
Dans cet empire colonial en liquéfaction, les envolées de la Piastre auraient-elle rendu le Franc lourd avant la date ?...
S'il en est qui ont de la suite dans les idées, Pierre Lemaître a, lui, ce sens encore plus aigu au service des parutions successives de ses romans, en nous replongeant avec art et malice, dans la suite des événements marquants du tumultueux XXe siècle.