Nous avions déjà le conte du serpent vert de Goethe, initiatique et réjouissant, puis le film décapant de Gérard Oury : la vengeance du serpent à plume et maintenant, écrit à peu près à la même époque (1985), le serpent majuscule de Pierre Lemaitre... un roman de « jeunesse » que l'auteur avait remisé dans ses cartons avant de le ressortir cette année 2021, en mai.
Y a du venin dans l'encre avec ces rampants là... et particulièrement avec le dernier cité, lui, majuscule en diable, un serpent plus défourailleur que tentateur qui agit ici sous le traits d'une femme ayant la gâchette facile bien plus que le diable au corps même si le démon de midi n'a pas encore lâché prise. Comme ces reptiles, elle a du sang froid, la Mathilde, qui exécute avec art et maîtrise ses missions de nervi.
Nous sommes au milieu des années 80 et elle vient de remplir un nouveau contrat liquidant, avenue Foch, un homme et son chien. Trois coups de feu dévastateurs avec un fort calibre. Ce sont deux coups de trop… Le contrat est rempli mais la manière n'y est plus. La Mathilde a vraiment dérapé là… elle a perdu le contrôle... deviendrait-elle incontrôlable ?
En fait, elle n'est plus toute jeune la Mathilde, 63 berges... elle, si jolie et pétillante dans sa jeunesse est devenue une femme obèse au visage empâté, une nature quelque peu rustaude mais encore alerte pour se déplacer, se mettre en planque, attendre avec une patience d'ange le moment précis ou sa cible se placera dans sa ligne de tir. Méthodique, efficace, Mathilde est une tueuse à gages au service d'une firme d'exécuteurs pro où les membres et leur hiérarchie, mandatés pour chaque opération ne se tiennent pratiquement jamais en présence les uns auprès des autres. Toutes directives se font à distance par messages émis et remis en terrain neutre. Une sacrée organisation où la prudence et la méticulosité garantissent la bonne exécution de chaque mission, la pérennité de l'entreprise, la sécurité et la tranquillité de chaque agent. Ne laissant aucune trace après exécution ils sont tous indétectables. Se fondant dans le paysage, s'y métamorphosant, changeant de nom, les pister est quasi impossible et ça Mathilde le sait parfaitement.
C'était pendant la guerre, elle avait commencé sa carrière dans un réseau de la résistance. C'est là qu'elle a connu Henri... une époque formidable où ils ont tissé des liens forts, vécu intensément au gré des missions périlleuses à l'issu incertaine . Mathilde a appris à tuer en silence avec un extrême efficacité. Un travail propre, irréprochable mais qui a laissé des traces dans son subconscient : ce goût du sang qui imprègne insidieusement celui de la vie et le prix qu'on se fait de celle d'autrui …
Après la guerre Mathilde s'est mariée avec un médecin, elle a eu une fille, puis s'est retrouvée veuve. Alors elle a repris du service et surtout a retrouvé Henri dans la fonction de commandant coordinateur. Sans pratiquement jamais se voir, ils ont formé un tandem redoutable... ne manquant jamais leurs cibles, lui, le pointeur, elle, la tireuse, « jouant » avec une précision imparable dans le laps de temps convenu tout en conservant leur anonymat.
Tout cela a parfaitement fonctionné jusqu'à l'exécution de la cible avenue Foch... Il ne serait pas convenable d'en rajouter si l'on veut se plonger dans les arcanes de ce thriller pas comme les autres sinon de dire que ça cartonne à plusieurs reprises, que Mathilde est une exécutrice douée qu'aucun enquêteur venant à la rencontrer ne soupçonnerait d'assassinat. Pourtant il y a bien quelques indices intrigants. Mais faut-il savoir regrouper les bonnes informations dans leurs contextes précis et en temps voulu.
Cette histoire est aussi celle d'un affreux jeu de piste, un vilain jeu de dupes où l'on ne sait qui parviendra à tromper l'autre.
C'est malgré soi que l'on s'attache au personnage de Mathilde qui n'est nullement une gentille malgré son âge respectable et son apparence un peu gauche, parfois bourrue. Elle a un sacré problème cette vieille là !...
Le cas Mathilde soulève ces questions :
- A travers ces missions commandos ou ces raids éclairs, la violence de la guerre n'impacte-t-elle pas insidieusement notre mental, notre façon d'être et nos comportements ultérieurs, faisant alors de ceux que l'on qualifiait de héros pour leurs « hauts faits », des assassins en puissance ?
- Certains êtres ne seraient-ils pas criminels par nature, une disposition négative qui se révélerait dans les périodes de tourmentes, la guerre semant alors la confusion au-delà des rétentions imposées par la morale et les codes sociaux ?
- La sénilité peut aussi troubler ces êtres confrontés à des missions à risques et faire que tuer devienne un acte banal, presque légal que l'on justifie comme étant nécessaire voire salutaire, pensant éliminer toutes ces « mauvaises natures », des êtres indignes qui n'ont plus le droit de vivre.
Voilà bien un roman éprouvant au niveau suspens et émotions fortes mais qu'on ne lâche pas en dépit d'une froide brutalité et de ses inconvenances morales. La nature humaine s'auréole toujours plus de mystère à cause de tant d'imperfections.
Pierre Lemaitre dont on connaît le talent d'écriture, nous entraîne dans ces dédales de la sous-nature et de l'inconscient asservissant l'intelligence des humains, bafouant aussi leur innocence.
**De cette Mathilde sur le retour, parmi ceux qui ont croisé son chemin, peu en sont revenus...**