J'allais de surprise en surprise... Nous étions maintenant rassemblés dans le hall central du château, pensionnaires et éducateurs... Les premiers avaient chaussé leurs pantoufles et attendaient en rang au bas du grand escalier. Le Directeur, accompagné de son épouse, se tenaient sur la première marche : « Vous pouvez monter !... » Annonça-t-il et le rang des pensionnaires s'anima tout à coup.
- Où vont-ils, demandais-je à Jean-Claude ?
- Prendre leurs médicaments, en temps ordinaire, c'est Mlle K. l'infirmière qui leur prépare et les distribue à chacun suivant leur traitement... aujourd'hui, ce doit-être Mlle Huguette B. qui leur distribue, car notre infirmière effectue un stage en Suisse ...
Peu après, l’un après l’autre, ils redescendent, parmi eux, les dominant d’au moins une tête, une grande jeune femme brune se dirige vers nous :
- Bonsoir ! Vous êtes le nouvel éducateur, je suppose ?
- Oui, Patrice Lucquiaud, j'arrive de Montfort-L'Amaury et …
- Ursulla F. , éducatrice chef, se présente-elle, bienvenue parmi nous !... aussitôt elle tourne les talons pour aller rabrouer un des pioupious qui bouscule ses camarades à l'entrée d'une salle à manger...
Eh bien pensais-je en voilà une qui a parfaitement le sens de la hiérarchie et n'a pas de scrupule à afficher sa supériorité …
Avec les derniers résidents revenant de leur prise de médicaments, descendent maintenant les pensionnaires filles et d'autres encadrants qui, tour à tour, viennent me saluer : Barthélémy C. environ la quarantaine, dont je remarque aussitôt l’absence des deux mains remplacées par des moignons à l’extrémité des bras, Huguette B. qui me dit travailler au jardin, Dominique L. accompagnatrice du groupe des filles se présentent à moi, tous, souriant… puis, venant de l’extérieur, arrivent encore Alain B. de petite taille à la démarche énergique ; il est accompagné d’un homme plus âgé vêtu d’un vieil imperméable à la « Colombo » qui me décline un patronyme impossible à prononcer commençant par « Lough »…
Le silence se fait soudain, une partie de l’assemblée s’engage dans le couloir qui longe la cuisine pour se répartir dans les deux salles à manger à droite et à gauche au fond. Nous entrons dans la première à gauche, je reconnais la, pièce où j’étais accueilli à mon arrivée. G.D. m’invite à sa table… Je remarque qu’aucun des pensionnaires n’a hésité pour s’installer aux quatre tables … chacun a sa place ici… Brouhaha des chaises qu’on déplace puis nouveau silence… Une voix douce s’élève :
Dans la nuit de la terre germent les plantes,
Par la puissance de l’air jaillissent les herbes,
Par le pouvoir du soleil murissent les fruits…
Ainsi germe l’âme dans le secret du cœur,
Ainsi jaillit le pouvoir de l’Esprit à la lumière du monde,
Ainsi murit la vertu de l’Homme sous les rayons de Dieu !
Mes voisins de table m’attrapent les mains et dans un balancement rythmé de haut en bas, tous en chœur clament : « Béni soit notre repas ! »... C’est CD, l’épouse du directeur qui a récité ces paroles de bénédicité… je reste sans voix…
De chaque tablée se lève un jeune ; j’ai tôt fait de repérer que ces quatre là sont préposés aux plats, quand revenant de la cuisine chacun dépose une soupière fumante à sa table. A la nôtre c’est GD qui sert les résidents. Pour recevoir leur part ils doivent la demander suivant les règles de politesse traditionnelle : « S’il vous plait Monsieur D. puis-je avoir de la soupe » Tant qu’ils n’ont pas bien prononcé correctement chaque mot de cette formulation, GD leur fait répéter. Pour certains l’exercice est vraiment laborieux tant ils ont une mauvaise articulation du langage, comme mon voisin de droite.
- Chi vou pé Meusseu D. pije avouar’h d’la choupe …
- Non Daniel, répète : s’il vous plait …
- Chil vou piè
- Non ! S’il… Vous… Plait…
- Siiil Vouou… Plait !…
- Oui c’est mieux … approche ton assiette …
Je dois dire que je trouve plutôt lourd cette insistance qui est également de rigueur à chaque table qu’encadre et anime un éducateur ou une éducatrice… Il en va de même pour ce qui concerne la tenue ; de chaque résident est exigé qu’il se tienne droit, porte sa cuillère ou bien sa fourchette jusqu’à sa bouche sans laisser piquer sa tête jusque dans son assiette, de ne pas couper les feuilles de salade mais les plier à l’aide de ses couteau et fourchette, de même, peler les fruits sans y mettre les doigts avant de les couper délicatement en quartier. Tout est attentivement surveillé, repris, corrigé jusqu’à obtenir des plus maladroits des gestes maitrisés autant que des paroles bien articulées.
C’est tout un travail d’accompagnement qui s’effectue en cours du repas et cela se prolonge à travers les conversations dont on tente de donner un contenu en rapport avec le vécu quotidien en revenant sur les activités auxquelles chaque pensionnaire a participé au cours de la journée, le forçant à se souvenir de ce qu’il a vu et fait.
A cet instant je dois avouer que j’étais vraiment mal à l’aise, me disant que j’aurai bien du mal à me faire à ces pratiques. C’est bien plus tard que je parviendrai à comprendre le sens et la portée structurante de ces exigences draconiennes, de ce rigorisme jusque dans le détail pour chaque acte ou propos, à travers ces sempiternelles répétitions de mots au niveau du langage et de ces ordres redondants du style « redresse-la tête », « tiens-toi droit » « lève ton coude » etc. En fait, il importe que ces jeunes prennent conscience d’eux-mêmes autant que de leur environnement à travers ce qu’ils perçoivent et accomplissent. Pour eux, handicapés mentaux, c’est ce qu’ils font dans l’instant qui est le point d’orgue de cette conquête, c’est le petit détail auquel on les rend régulièrement attentif qui a son importance pour, à partir de ces répétitions rythmées, au-delà des habitudes à prendre, structurer leur perception, leur sentiment, leur agir.
Pour l’heure, je suis bien loin de saisir le bienfondé de ces préceptes éducatifs empreints de sévérité et n’en perçois que le côté désagréable, irritant jusqu’à en avoir la nausée… Ici, vivrait-on sans joie ?
Pas vraiment… car ce soir là, à ces mêmes tablées si bien cadrées il y eut aussi des éclats de rire joyeusement partagés quand Catherine une trisomique délurée, belle comme le jour, raconte comment elle a été poursuivie par les oies au début de l’après-midi.
- Mais si… bien sûr que si Mâdaâme D, je me suis parfaitement défendue en me retournant contre le jard, ce gros bêta… et je lui ai fait « vrouvrouvrou vrouvrouvrou, va au diable stupide cancaneur ! » tout en lui agitant mon torchon sous le bec… Eh bien, vous savez, c’est un monde ça !... Toute la troupe d’oies m’a quand même suivie jusqu’à la lingerie… Ouiiii, c’est vrai, c’est vrai !...
Catherine s’exprimant fort, tous partent dans un grand fou rire, se représentant parfaitement la scène décrite avec les mots si savoureux, la gestuelle et la mimique, fort appropriées de la pétulante jeune fille. En réalité, rares seront les repas sans ces épisodes hilarants et ces comiques de situation imprévisibles car l’humour dans notre quotidien avait, à bon escient, toute sa place, à travers la relation aux autres.
Au sortir de ce diner où mon nouveau patron n’a pas manqué de remarquer que j’avais du mal à mastiquer ma salade, il me convie à un nouvel entretien pour me préciser quelle sera ma tâche auprès des pensionnaires et me donner mon emploi du temps. Ce sont quelques minutes sans trop de vains discours avant de me libérer en me recommandant d’être présent à l’assemblée matinale à 8 H avant le petit déjeuner du lendemain matin, jour du dimanche où débutera mon service.
L'âne Loulou, intrépide gambadeur grand amateur de carrotes- Déssin d'un résident fait à l'occasion du départ à la retraite de la première équipe directrice fondatrice du Centre, en 1992 .
Je retourne donc à ma chambre violette la tête remplie d’interrogations, l’esprit accaparé par une foultitude d’impressions et le cœur bouleversé par l’image d’un monde que jusqu’alors je ne soupçonnais même pas : celui du handicap mental profond…
Qu’envisager ? Partir d’ici le plus tôt possible car à cet instant je ne sens pas la fibre psycho-éducative poindre en moi. Suis-je vraiment prêt à m’engager dans l’accomplissement de journées dûment remplies en temps et en intensité, en dévouement à la cause et à l’évolution de l’autre qui a tant besoin d’assistance jusque dans les actes les plus intimes de sa vie ? Partager sa vie avec des personnes jeunes fortement stigmatisées physiquement et mentalement… quelle découverte ! Quel néant, quelle béance aussi que l’on peut fuir ou pénétrer de façon aléatoire sans en connaître la raison profonde…
A 21 H30 avant de passer ma première nuit au Centre Saint Martin, nous prenons encore un énième café dans la chambre de Jean-Claude où je fais alors la connaissance d’Alain B. Nous sommes là les trois plus jeunes éducateurs de l’institution, une jeunesse un peu fofolle mais tellement enthousiaste…
Ce Dimanche 31 0ctobre à 8 H du matin je me trouve bien dans la grande salle du château avec toute la population des lieux réunie sur un grand cercle. On entonne le chant matinal :
« Ô triomphant héro de Dieu Saint Mickaël !... » suivi d’une prière dite en chœur :
Je regarde dans le monde
Où brille le soleil,
Où scintillent les étoiles,
Où reposent les pierres,
Les plantes croissent pleine de vie,
Les bêtes s’animent,
Où l’Homme, dans son âme,
Offre à l’esprit une demeure …
Je regarde dans mon âme,
Elle vit au fond de moi,
L’Esprit de Dieu agit
Dans la lumière du Soleil
Et dans la lumière de l’Âme.
Dehors, dans l’Univers,
En moi, au fond du Cœur,
Vers Toi, Esprit de Dieu,
Je me tourne et je prie,
Faites croître dans mon cœur,
La Force et la Grâce qui m’aident
A apprendre et à travailler !
Je passe sur mon étonnement pour ne pas dire ma sidération consécutive à cette entrée dans mes nouvelles fonctions quant au cadre, aux personnes et leurs habitudes de vie empreintes de religiosité pour, au petit déjeuner qui suit, assister à cette invraisemblable conversation entre Jean-Claude et son vis à vis de table :
- Dis-moi Jean-François, à la récitation de ce matin, je voudrais que tu me dises dans quoi tu regardes… c’est dans ton âne que je t’ai entendu dire : « je regarde dans mon âne », c’est bien ce que tu as dit ?
- Bah oui ! Répond l’interpellé avec assurance.
- Donc tu regardes dans ton âne ?
- Voui !
- Et que vois-tu dans ton âne ?
- J’sais pas moi …
- Tu ne sais pas ! Et cet âne là, tu le connais bien ?
- Bah oui !
- Tu l’aimes bien sans doute ?
- Bah oui, j’l’aime bien …
- Et comment s’appelle-t-il cet âne ?
- Loulou je crois.
- Loulou !
Toute la tablée part alors dans un grand éclat de rire …
En fait, il y a bien un âne dans l’institution et cet âne là, vrai grison à quatre pattes s’appelle effectivement Loulou…
« ... les bêtes s’animent … » et moi, je me sens bien agité tout à coup !...
Suite : "Grimaces"