- Patron deux pastis s’il vous plait !...
- Non merci pour moi ça ira …
Philippe T. me lança un regard étonné… On en était au cinquième bistrot de la grand rue… et à chaque halte on se prenait l’apéro avec le traditionnel « attends je remets ma tournée »... J’avais mon compte et nullement l’intention de me prendre une méga cuite même si l’on fêtait mon départ …
- Et alors Patrice tu n’ vas pas me laisser boire seul tout de même, ça s’arrose ton départ ! Allez hop encore un p’tit jaune !…
- Non merci, pour t’accompagner, je prendrai un « Ricqlès » j’arrête avec les pastis.
- Tu rigoles, on n’a pas fini la tournée des bars …
- La tournée des bars !... Pour moi ça se termine ici …
- Ho hey ! Non mais tu te dégonfles mon vieux, on fait la tournée des grands ducs, c’est la tradition ici …
- Peut-être… Toi, poursuis si tu veux mais moi, je reste sur ce dernier coup …
Du rire goguenard, Philippe pris soudain un ton agressif, son visage hilare et cramoisi, s’assombrit, son regard se noircit…
- Hé mais t’es une vrai fillette toi, t’as rien dans le pantalon, peur de boire un coup de trop, tu parles d’une mauviette !...
- Ca va comme ça j’te dis Philippe… non je n’ai pas envie de me cuiter … j’ai mon compte, bois si tu veux, toi, moi, j’arrête…
De plus en plus vindicatif, Philippe lança à la cantonade …
- Non mais, voyez-moi ça, ce gugusse, il a peur d’être nase eh mais, c’est de la vrai nature de pisseuse ça, c’est pas un mec, c’est une vraie chiffe molle !...
- Arrête Philippe, ça suffit comme ça, j’t’ai dit… ne m’insulte pas, s’il te plait !
- De quoi, pt’it mec, ça n’te plais pas, tu veux qu’on s’explique ? Viens voir un peu …
Ca tourne vinaigre et je sens bien que mon collègue est chaud … moi, de me faire rabrouer ainsi, ça commence aussi à m’émoustiller d’autant qu’il touche à mon amour propre sans ménagement et par devant l’assemblée ce qui ne me plait guère …
- Stop maintenant, tu la fermes !...
- Ah, c’est ça l’ami, tu veux te battre ?...
- Non point… mais arrête tes conneries…
- Allez ! allez, viens te battre Dugenou ! on va voir ce que t’as dans les tripes
- Bon ! … allons nous s’expliquer dehors …
- Ouais !... Suis-moi… j’vais te montrer moi !…
C’est ainsi qu’ayant réglé les consos, nous sommes sortis, on a marché silencieux l’un à côté de l’autre. Parvenu au stade, on a déposé les vestes ...
- T’es prêt ? Allez …vas-y, frappe ! me lance-t-il, déjà en garde, les poings bien en avant …
Je n’ai pas le temps de parer et reçois en premier, un formidable uppercut sous le maxillaire côté droit … ça fait un bruit de craquement qui résonne très fort dans ma tête, puis, je tombe à terre à moitié assommé… Valse de lueurs étoilées et confusions sonores… Philppe s’est jeté sur moi et ses grosses paluches enserrent mon petit cou … Je bande les muscles de mes bras s’opposant aux siens pour me dégager mais l’emprise est rude, je commence à suffoquer … gargouillis de mots
- Arrête Philippe, arrête, tu m’étrangles !
Ce furieux, n’entends rien semble-t-il et maintient sa pression sur ma gorge, je suis sur le point de perdre connaissance, quand soudain il me lâche … Goulée d’air bienvenue ...
- Bon Dieu, tu pisses le sang par l’oreille… je t’ai fait mal … Merde !
- Tu crois !
- Ouais, tu saignes vilain là !...
Pour un peu il se mettrait à pleurer… Dans ma tête ça bourdonne pire que dans une ruche au printemps et une douleur aigüe irradie ma mâchoire inférieure, un liquide chaud et poisseux coule sur ma joue et macule mon col de chemise…
Philippe m’aide à me relever … Le sol vacille sous mes jambes, il me retient… Nous faisons quelques pas chaloupés, lui me tenant sous le bras… Petit à petit, je retrouve l’usage de la marche et ainsi, nous parvenons jusqu’à ma piaule …
- Pardon, oh pardon, je n’voulais pas ça Patrice, j’’pensais pas que t’aurais le cran pour relever le défi, j’suis con… vraiment … pardon !…
Je ne réponds rien et me nettoie au lavabo, ma chemise est maculée de sang, je me lave la figure mais ça pisse encore… A force de tamponner mon oreille droite avec des serviettes de toilette, le flot s’arrête … Philippe me regarde hébété … il se dégrise…
- Ca va ?
- Oui, on ferait mieux d’aller dormir… laisse-moi, tout va bien, maintenant …
Philippe n’insiste pas et regagne se piaule … malgré la douleur qui m’assaille en vagues, je parviens à m’endormir mais, au réveil, ma mâchoire me fait un mal insupportable… La douleur lancinante me donne la nausée ; je ne peux même pas absorber mon café …
Reprenant mon service à la Maison d’Enfants, je demande à la directrice Mme F. la permission d’aller voir un médecin… à cause de violents maux de têtes, me justifie-je. Quelque peu sceptique et intriguée, elle me permet néanmoins de prendre mon après-midi…
Le médecin auquel j’explique l’origine de mes maux, après auscultation, rédige une ordonnance adressée au radiologue que, dans la foulée, il m’envoie consulter à l’hôpital le plus proche … ça me vaut la course aller et retour en taxi à Rambouillet, le droit de savoir que j’ai une bonne fissure à la mâchoire droite et que ça se remettra en place tout seul mais non sans endurer, pendant un à deux mois, la douleur conséquente, surtout lorsque j‘aurai à mastiquer des aliments durs… en attendant, le mieux, pour calmer la douleur, étant de recourir à l’aspirine …
Merci Doc ! Merci Philippe ! Voila qui mit un « poing » final à ma première expérience d’éducateur stagiaire…
J’étais arrivé à Montfort l’Amaury un mois et demi plus tôt en remplacement d’un éducateur parti effectuer son service militaire au début du mois de Septembre. Ce dernier ayant été réformé peu après son incorporation, allait donc reprendre son service à la Maison d’Enfants début Novembre …
Ce samedi 30 octobre 1965, Bernard E, à bord de son ID Citroën verte, me conduisait, quelques 70 kilomètres plus au Nord, à destination de mon nouveau poste, trouvé par annonce dans «Collectivités Express» A Saint-Clair/Epte, nous avions fait halte à un petit bistrot et histoire de se remonter le moral on s’était enfilé chacun un bon petit Calva …
Une demi-heure plus tard, nous franchissions la grille du parc Saint Martin….
Une grande bâtisse… on sonne à la porte principale … peu après, on vient nous ouvrir…, c’est GD mon futur patron … Dans le hall, à droite, il nous fait entrer dans une salle à manger… Nous nous installons pour l’entretien d’usage … Présentation, exposé de mes motivations … A un moment GD me demande :
- Vous pratiquez une religion ?...
- !!! Euh !… - croisant les bras - c'est-à-dire que moi, je suis athée voyez-vous et je ne …
- Parfait ! … vous ferez un excellent berger !...
- ???
Nous n’insistâmes pas et GD nous invita à le suivre pour faire une visite éclair des lieux … Dans un pavillon en brique rouge, j’eus à découvrir les premiers pensionnaires du Centre… C’était le jour des bains…GD ouvrit une porte… Deux éponges volèrent dans l’espace entre deux baignoires où « trempaient » deux jeunes résidents handicapés. Auprès d’eux se tenaient deux jeunes éducateurs barbouillés de mousse à savon qui, à n’en pas douter, étaient les jeteurs d’éponges …
Après la visite, Bernard E. repartit, me lançant un goguenard : Bon courage !...
Le soir même, assis entre deux trisomiques hilares qui me dévisageaient de la tête au pied, face à mon nouveau patron dont je partageais la joyeuse tablée, me voyant en difficulté pour mâcher ma salade me demanda :
- Vous n’aimez pas cela ?...
- Si si !... Mais en ce moment, j’ai une sacrée rage de dents …
Il dut penser que j’étais bien fragile des molaires, côté droit, car pendant plus d’un mois je mastiquais mes aliments à grand peine que du seul côté gauche …
Voilà bien qui mit un "poing" de départ à ma carrière.
Suite : "La chambre violette"