La Sainte Catherine, Ursula s'en souviendra longtemps, ovationnée par l'équipe et surtout totalement bisouillée par la famille Moazipalha à la peau bien graisseuse, noircissante à chaque contact et par bébé qui l'a aussi barbouillée de sa bave glaireuse ; des embrassades chaleureuses certes, mais aussi très poisseuses vous mettant la glu aux joues !... Tous les participants à cette fête improvisée à la hâte, ont bien apprécié les crêpes et les pâtisseries, ainsi que le champagne qui les accompagnait... Une soirée marmiton et mirliton qui a surtout valu, dès le lendemain, une « grasse matinée » à la chef, Mme Marie et à ses aides cuisiniers, pour récurer les fourneaux, les plat-bords et le carrelage de sa cuisine imbibés d'huile et maculés des nombreuses traces de mains, laissées par les trois exubérants fricoteurs d'infortune qui n'ont nullement été remercié ni félicité pour leur aussi gouleyante que salissante initiative...
Toute bonne chose ayant une fin, le travail avait repris ses droits... bien que déjà, d'autres fêtes se profilaient, nécessitant sans doute, pas mal de préparations car nous étions à un mois de Noël... Ayant réintégré, bon gré mal gré, notre rôle d'éducateur, nous avions aussi à tempérer l'excitation du moment et moi à me confronter à certaines lubies de pensionnaires pas toujours cool dans leurs réactions.
Michel H. grand épileptique, plutôt bon vivant, serviable, aimant bien rire, surtout au dépend des autres*, pouvait, en certaines occasions faire de terribles colères à propos de futilités ou de fixations maladives à des rituels auxquels on avait dû, trop souvent, céder. Fort prégnantes sont son attirance pour certains objets mécaniques, et sa fascination pour les appareils électriques et tout ce qui comporte des boutons à tripoter comme la console d'un poste de télé ou un tableau de bord de voiture (dans celle de ses parents, il exige d'être à l'avant à côté du conducteur pour manipuler à sa guise les commandes de la radio de bord)
Ce soir là, après la toilette, Michel s'était mis en tête de se raser ce qui, ordinairement et en toute logique se fait au cours du lever matinal. Je lui en fit la remarque et il m'envoya bouler prétextant que sa barbe avait repoussé… je n’insistais pas mais le suivais néanmoins jusqu'à la salle de bain où, face à la glace au dessus d'un lavabo, il brancha son "Philips" et commença à se raser. Il insistait tellement qu'en peu de temps ses joues devinrent rouges. Irritation inutile, je lui recommandais de s'arrêter immédiatement, il n'en fit rien et continua comme si je n'existais pas. Alors, m'approchant de lui, je retirais vivement la prise de son appareil de l’applique murale.
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Ça va pas la tête ! Vous n'avez pas le droit de toucher à mon rasoir !
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Si Michel, tu es entrain de t’irriter la peau des joues et du cou, donc tu cesses le rasage.
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Non ! Vous dites n'importe quoi, c'est pas fini, laissez-moi tranquille où je vais le dire à mon père !
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C'est cela, tu lui diras à la prochaine visite... je tente alors de lui prendre son rasoir qu'il tient fermement dans sa main droite mais il se raidit et me donne des bourrades avec son poing gauche qu'il accompagne de ruades avec ses jambes. Je le ceinture aussitôt mais il hurle :
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Mon père m'a dit qu'il faut foutre de grands coups de pieds dans la gueule des éducateurs qui se conduisent mal comme vous ! S'emportant de plus en plus, Michel commence à écumer, puis son regard se voile, ses pupilles se révulsent soudain, je sens le tremblement qui agite d'abord ses bras (spasticité résiduelle)** puis tout son corps. Secousses en saccades (convulsions) ; Il a perdu connaissance ; j'ai du mal à le maintenir debout...
Me voici confronté pour la première fois, à une crise d’épilepsie. Je n'en mène pas large, Heureusement Barthélémy C., responsable de l'unité pavillonnaire, arrive et m'aide à le mettre assis par terre, adossé au mur.
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Michel ! Eh Michel, ça va ! Tu reviens avec nous jeune homme ! Il lui donne quelques petites tapes sur les joues. Au bout de deux minutes qui me paraissent interminables, Michel revient à lui, les convulsions ont cessé. On l'aide à se relever, il est chancelant, le maintenant chacun d'un côté, nous l’entraînons jusqu'à sa chambre où nous le faisons s'asseoir sur son lit.
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Oh p'tit box*** ! ça choque hein ! S'exclame-t-il en rigolant. Il se met à tousser plusieurs fois de façon sonore puis récupère sa tonicité. Il a toujours son rasoir dans sa main droite. Il le pose lui-même sur la table de nuit. Il semble avoir oublié le conflit qui nous opposait... Un peu pus tard, j'en reparle avec Barthélémy qui m'expose un peu les manifestations physiques et physiologiques les plus courantes résultant de l'épilepsie et surtout me rencarde sur la forme de celle dont Michel est affecté. Absences qui peuvent survenir de façon impromptue, souvent imprévisibles ou être provoquées par une surexcitation comme ce fut le cas, suite à ce qui nous opposait à propos de son rasoir. Il m'explique également la caractère insidieux que peuvent prendre ces crises que Michel peut aussi provoquer et déclencher quasi intentionnellement pour impressionner la personne qui s'oppose à sa volonté ou à ses caprices. Il y a là une ambiguïté psychosomatique non avérée mais empiriquement soupçonnable. La difficulté tient au fait qu'il faut savoir lui tenir tête mais aussi trouver la juste attitude avec les paroles pour apaiser les soudaines tensions et, là encore, l'humour peut rendre service, Michel n'y étant pas insensible...
En fait, chaque membre de cette population marginale, sans qu'il en soit vraiment conscient, est investi d'une mission de formateur à notre encontre ; l'observation, l'attention constituent les fondements de la profession d'éducateur... j'enregistre la leçon me disant que ce n'est qu'un début et qu'il y aura certainement bien d'autres confrontations à des troubles comportementaux et à d'autres manifestations pathologiques qui m'en apprendront autant sur les personnes que nous accompagnons que sur moi-même...
Parfois ces leçons ont des relents de honte...
J'étais là depuis bientôt un mois dans cet établissement médico-social et même si je m'étais rendu compte que par la bonne tenue, la rigueur dans les moindres faits et gestes tenant au travail, exigées pour TOUS, au quotidien, et le côté religieux (mais non confessionnel, aucun membre du personnel n'étant sujet clérical ) constituaient la savoir faire médico-éducatif maison, je pensais que cela n'était qu'une façade et donc que je pouvais m'afficher avec ma nature rigolote de parfait plaisantin facile à aborder et qui, respectivement, abordait, sans complexes ni préjugés, les personnes nouvelles de mon entourage. Cela était à un tel point que je n'eus aucun scrupule à inviter, un soir, après le coucher des pensionnaires, Mme Colette D. la femme du directeur pour lui offrir un café et un digestif.
Elle répondit favorablement et à 22H frappait à la porte de ma chambre celle, à cette époque, au deuxième étage du château. Sans façon, je la fis s'asseoir sur l'unique chaise de ma piaule tandis que je prenais place, face à elle, assis sur sur mon lit (bien fait au carré). Le mercredi d'avant, mon jour de congé, je m'étais équipé d'une cafetière italienne, d'une petite bouilloire, d'un lot de 6 petites tasses avec leurs soucoupes ainsi que de petits verres de dégustation pour digestifs. Tout était prêt sur la table. L'ayant servie je lui tendis une tasse de café bien chaud, lui présentant en même temps, la boite de « boudoirs » d'accompagnement... Avec le recul, aujourd'hui, si surprenant que cela puisse être, je suis enclin à penser que de la part de Madame D., d'avoir répondu à mon invitation, sans doute par sympathie, n'était pas non plus innocent. C'était aussi, pour elle, cadre supérieure dans l’institution, l'occasion de mieux me connaître, de savoir à qui elle avait affaire au-delà de mes élucubrations passagères. Tout juste la quarantaine, Colette D. est une belle femme, toujours impeccable sur elle, habillée avec chic, le plus souvent souriante. Sa voix est douce mais le ton est ferme, le propos élégant et bien réfléchi. On commence à discuter d'abord de banalités puis je lui conte un peu de mon parcours, lui parlant aussi de ma famille. Elle m'écoute avec intérêt (En fait, c'est moi qui tenait assurément à me mettre en valeur...) Cela fait peut-être un quart d'heure que nous bavardons ainsi quand, soudain, on frappe à la porte. Je vais ouvrir. C'est Georges D. son mari... je lui propose d'entrer.
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Ce ne sera pas la peine M. Lucquiaud... il vous faut aller immédiatement au pavillon des garçons où M. Barthélémy C. vous attend. Il n'est pas très content car vous avez omis de passer la serpillière sur le carrelage de la salle de bain et de nettoyer lavabos et bidets, baignoires et bacs à douche, comme il vous a été demandé de la faire après les bains des pensionnaires en fin d'après-midi. Je me sens particulièrement gêné par cette remarque qui tombe vraiment mal à un moment d'échange que je souhaitais à la fois convivial et peut-être utile pour mon avenir dans les lieux. J'en rougis de honte. Tu parles d'un camouflet !
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Euh... j'ai complètement oublié, désolé, je vais, de ce pas, accomplir cette tâche. A l'attention de Colette : Je vous prie de bien vouloir m'excuser Madame D, je dois vous laisser, je pense que nous devrons remettre cette invitation et poursuivre notre discussion, une autre fois.
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Ne vous en faites pas pour cela, M. Lucquiaud - me répond-t-elle avec un sourire amusé - pour l'instant il convient que vous acheviez correctement la tâche que vous avez omise. Bonne soirée !
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Bonne soirée également à vous Madame et Monsieur D. Je les laisse là et file à ma corvée de salle de bain... tu parles d'un bide !...
Maintenant, il serait convenable de vous présenter ces personnalités de l'équipe directive, fondatrices du Centre Saint-Martin... ne pensez-vous pas ?...
Notes :
* Michel H. peut partir dans de formidables éclats et interminables de rire lorsque vous être pris par une crise d'éternuement ou si vous lâchez un gaz...
** spasticité résiduelle : ce syndrome est caractérisé par une épilepsie myoclonique avec une spasticité généralisée et un déficit intellectuel. Il a été décrit chez six hommes d'une même famille sur deux générations. La transmission semble être récessive liée à l'X et des mutations du gène ARX (aristaless-related homeobox, Xp22.13) sont en cause.
*** "Oh p'tit box" , une exclamation, sorte de gentil juron qu'emploie régulièrement Michel pour marquer son étonnement, Nous n'avons jamais su d'où il tirait cette expression...
à suivre...