C'est une lecture qui ne vous laisse pas indifférent mais surtout qui vous ébranle jusqu'au fond de votre être tant l'inimaginable, à travers l'ineffable, est exacerbé par la narration haletante.
Voyage jusqu'aux abysses de la violence... c'est soit insupportable et on pose le livre pour ne pas poursuivre plus loin ce récit truffé de maux qui mettent à vif chair et âme. Nature sensible, il faudra s'abstenir...
De l'amour aux dimensions de la folie, la perversité tient essentiellement au doute de soi-même ancré en soi au point que l'on se demande, au fil des pages, jusqu'à quelle extrême limite, Turtle, 14 ans, va supporter les coups, les souillures et la honte... Il y a le désir et son contraire aux portes de la schizophrénie.
Quand la vie est un enfer le quotidien banalise le mal, l'abjecte, l’immonde au point que l'immoralité devient compagne aussi salutaire qu'horrifique.
Ce roman bouscule les tabous, les règles de la bienséance et du respect de la vie d'autrui. On peut trouver cela absolument dégueulasse, un parcours d'ignominie où un père possessif a fait « sienne » sa propre fille, un jouet vivant qu'il adore, adule et maltraite au gré de ses humeurs et pulsions, qu'il peut transformer sous sa fureur complètement débridée, en pantin désarticulé qu'il laisse choir dans la boue et dans l’opprobre, après coups...
En quoi serait-il intéressant de se plonger dans un tel délabrement de la nature humaine, dans un tel chaos psychique où bourreau et victime sont apparemment complices à la fois dépendants et soumis l'un à l'autre, dans une dualité infernale.
En fait, le lecteur est fasciné par la force intérieure des personnages : la fille, son père et son grand-père, un trio maléfique où l’humanité le dispute à l'inhumanité... Ces êtres sont loin d'être falots plats et sans envergure, bien au contraire, ils sont intelligents, instruits, tenaces et barbares... , Cherchez l'erreur !...
L'écriture est dense, haletante. La traduction n'a pas dû être facile pour respecter le style et l'intention narrative de l'auteur. Je dois convenir que j'ai eu du mal à me faire au récit où la narration décrit simultanément l'action, le cadre où elle se déroule, les échanges de propos, la pensée de ceux qui les émettent, les sensations qu'ils éprouvent intérieurement faisant écho à celles qu'ils relèvent émanant de l’environnement qui, ne leur restant pas indifférent, s'unit et fait corps avec ces êtres en confrontation. Les longs paragraphes constitués de soliloques, de descriptions de paysages alternent avec les dialogues où les répliques sont vives mais aussi hachées par la hargne, la culpabilité et l'envie de s'imposer ou de s'extraire de façon illusoire à la sinistre réalité et à la percutante vérité.
Dans un même paragraphe, il arrive que, d'une phrase à la suivante, on est transféré subitement dans un autre moment, ou dans un lieu différent... Il faut suivre... ça bouscule notre attention en même temps que ça la stimule.
Tout ceci, page après page, entretient le suspens si bien qu'on ne lâche pas la lecture, subjugué par la jeune Turtle qui se débat corps et âme contre cette terreur quotidienne, les armes à la main... Elle ne se plaint à personne de ce qu'elle endure et ne parle à personne de son martyre dont elle se sent autant responsable que celui qui lui inflige.
Tourments, souffrances l'ont endurcie ; elle peut affronter les pires déchaînements y compris ceux de la nature, vents et marées du Pacifique, noirceur des nuits, des gouffres, elle en revient labourée sur tout le corps, profondément meurtrie dans l'âme mais demeure « incassable »
Elle éprouve et se demande pour son père et pour elle : qu'est-ce que le manque ? Qu'est-ce que l'absence ? Qu'est-ce que le cri ? Chez Turtle c'est en permanence un foisonnement de sensations, de pensées éclairs qui, dans sa tête, se déversent comme cataractes, un déluge permanent submerge son âme, agite et broie son corps .
On arrive également sur des passages épiques pimentés d'aventures et d'actes héroïques... La narration est parfaite au point que nous nous trouvons au cœur de l'action, éprouvant toutes les sensations mais aussi les émotions que vivent les personnages, l'image est omniprésente avec des contours de paysages très nets. On participe pleinement aux scènes où peurs, doutes, témérités, douleurs sont vives, tantôt en apnée ou en apesanteur, tantôt tétanisé par l'angoisse, on progresse dans une nature qui exige que l'on soit aussi sauvage qu'elle.
Quelques lignes d'un passage page 216... Turtle évoque une conversation avec son grand-père quand elle était petite fille. Il lui disait :
« Ne pense jamais que le nom est la chose, car il n'y a que la chose qui existe, les noms ne sont que des pièges, des pièges pour t'aider à t'en souvenir. » Elle repense à eux deux, Turtle qui courait sans cesse, s'arrêtait et revenait sur ses pas, tandis que Papy peinait dans l'herbe et le terrain accidenté. Seulement après qu'elle lui avait décrit avec ses propres mots où poussait la plante et comment elle était, lui expliquait-il de quoi il s'agissait, la dépiautant entre ses doigts. « Ça, ma puce, c'est de l'épillet, et ça, les plumes, tu vois comme elles sont longues ? Ça, c'est la barbe. Tu vois comme elle tourne dans la partie inférieure, et comme le haut est incliné ? Continue à observer avec autant d'attention. Continue comme ça à observer comme si tu ne connaissais rien, à observer pour comprendre de quoi il s'agit vraiment. C'est ça qui permet à une petite puce d'être, calme et silencieuse pendant qu'elle marche dans l'herbe. Observe les choses pour comprendre ce qu'elle recèlent, ma puce, toujours, toujours. »
Voilà bien une leçon de chose très singulière mais ô combien proche de la réalité et des vérités que celle-ci contient. "Le mot n'est n'est pas la chose" et il apparaît que cette dernière n'existe que par l'observation attentive qu'on lui accorde. La connaissance est, avant tout, empirique... On découvrira, au début du roman, que Turtle a beaucoup de mal avec les mots ce qui ne l'empêche pas de saisir d'emblée la nature profonde des êtres et le caractère particulier de toute nouvelle situation, ceci, grâce a son excellent sens de l'observation.
Autre passage pages 312-313... échanges entre Turtle et son père :
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Tu n'as pas l'air très embête, dit-elle.
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Pourquoi ?
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Cette gamine elle a mal.
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Tu sais, dit Martin, certaines personnes pensent que la douleur est une bonne solution au solipsisme.
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Hein ?
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Le problème, c'est qu'on a aucune preuve que les autres humains sont conscients et vivants comme nous. Nous on sait qu'on est conscients car on fait l'expérience directe de nos pensées, de nos émotions, de cette manière inquantifiable qu'on peut éprouver à se sentir vivants, mais on n'a aucune expérience de la conscience des autres, si bien, si bien, qu'on n'est pas certains qu'ils soient vivants, vraiment, vivants, qu'ils aient une expérience de leur propre vie identique à la nôtre. Peut-être qu'on est la seule et unique personne réelle, entourée par des coquilles vides qui se comportent comme des gens mais qui ne sont pas dotées d'une vie intérieure comme nous.
S'en suit une réflexion philosophique sur le fait que, de la souffrance d'autrui, la douleur nous est inaccessible ce qui met en lumière le gouffre infranchissable qui sépare son propre esprit humain de tous les autres, et de toutes personnalités étrangères. Ceci, faisant état de la nature des échanges humains, non pas de l'état social ou imaginé... « La communication n'est qu'un fin vernis Croquette »
Voilà qui, à partir de cette notion de solipsisme, mot que ne connaît pas Turtle (Croquette), on peut saisir l’ambiguïté de ce père (Martin) qui peut à la fois être attentif et indifférent au sort des autres, dont les connaissances philosophiques sont parfois pointues mais interprétées au fond de lui-même jusqu'au négativisme pernicieux et pervers.
En conclusion, bien que l'intrigue soit entièrement bâtie dessus, ce roman ne fait pas l'apologie de la violence mais met en exergue la possession obsédante de l'autre... une confusion extrême qui a spolié l'enfance et l'adolescence de Turtle, et dont elle tente sans cesse de se sortir malgré des réticences affectives vives et des critères éthiques qu'elle estime inaccessibles, irréalisables pour elle. Sa jeune existence est une constante émergence...
My absolute darling / Gabriel Tallent - Dans la Bulle de Manou
Gallmeister, 2018 Il y a des livres ainsi, qui viennent vers nous alors qu'on ne comptait pas les lire tout de suite et même peut-être jamais...C'est le cas de celui-ci ! Juste avant le confinement
http://www.bulledemanou.com/2020/05/my-absolute-darling/gabriel-tallent.html
L'avis de Manou.
My absolute darling de Gabriel Tallent (2018) - blondes and littéraires
J'en parle tardivement car il a soulevé la toile lors de sa sortie : un roman qui ne laissera personne indifférent. Qui vous plaira sans doute tout en vous donnant envie de le laisser dans un coi...
http://blondes-and-litteraires.over-blog.com/2020/03/my-absolute-darling-gabriel-tallent.html
L'avis de Marion.
My absolute darling de Gabriel Tallent - Le blog de Violette
Julia, surnommée Turtle, vit seule avec Martin, son père, dans une maison isolée dans la forêt. Martin est un homme intelligent, cultivé, fort et toutefois sauvage, fou, barbare, possessif ...
http://doucettement.over-blog.com/2018/12/my-absolute-darling-de-gabriel-tallent.html
L'avis de Violette