Le Moyen Âge souvent associé à longue période d'obscurantisme, est néanmoins pourvoyeur de grands esprits, de personnalités lumineuses dont la puissance des pensées, l'idéal culturel, les aspirations les plus élevées, contrecarraient avec justesse et opiniâtreté, la rugosité des envahisseurs « barbares » autant que celle des grands féodaux, inconditionnels guerroyeurs aussi violents qu'impies.
On s'interroge souvent sur les raisons pouvant être à l'origine du « vide civilisateur » des trois premiers siècles qui ont suivi la chute de l'empire Romain en 476... assimilable à un temps de chaos, une régression sur tous les champs d'activités humaines où la végétation reprenait ses droits sur les pierres taillées des constructions et infrastructures gallo-romaines. Ne subsistent d'érudits que les rares ermites, moines et nones, pour créer et maintenir quelques havres de paix, des îlots de cultures à considérer dans tous les sens du terme.
Le saint empire romain-germanique succède à ce "Pralaya", l'époque carolingienne, favorise le retour des grands bâtisseurs issus des ordres religieux communautaires, obéissant aux dignitaires ecclésiastiques. Petit à petit, les pans ténébreux du haut moyen-âge s'effondrent, une société plus organisée, hiérarchisée, se met en place. A l'avènement des capétiens, on assiste à la fin des troubles résultant des incursions répétitives des envahisseurs venus des quatre points cardinaux, aux cours des siècles précédents...
Pourtant, un autre spectre se présente aux âmes parfois tourmentées de cette fin du Xe siècle : la venue de l'An Mille effraye les populations... l'empreinte ténébreuse est toujours prégnante dans les esprits de cette époque incertaine. Cette peur va engendrer un immense regain de foi qui va se cristalliser dans la mise sur pied de croisades et l'engouement pour bâtir des églises d'importance sur chaque lieu épiscopal où se tient la cathèdre de l’évêque, prince et érudit diocésain.
C'est bien dans ce contexte et ce fourmillement émotionnel et pieux, que vont s'élever des édifices aux dimensions grandioses... arracher à la pesanteur ce qui est le plus dense et minéral pour le porter vers les hauteurs ; après le bronze et le fer, la pierre s'inscrit dans l'évolution comme sublime matériau devenant un puissant support de lecture universelle. La cathédrale se doit d'être un grand livre à ciel ouvert, un temple de la culture au service de la foi, pour franchir ce cap effrayant de cette fin du premier millénaire du christianisme. Au XIIe siècle, à Paris, un chantier gigantesque va modifier l’île de la Cité. Retour sur les étapes de la construction de Notre Dame.
Quand les Normands ravagèrent Paris en 857, la cathédrale dédiée à saint Étienne et une église dédiée à la Vierge occupaient l'extrémité de l’île de la Cité. Seule la première fiut épargnée moyennant une rançon considérable, mais la seconde, restaurée, la détrôna peu à peu. En 1160, un nouvel évêque fut intronisé, Maurice de Sully, fils d'humbles paysans, mais orateur et théologien renommé, animé comme Suger d'une énergie à la mesure de ses ambitions et, comme Suger, aussi, grand bâtisseur. En 1163, la première pierre d'une nouvelle cathédrale sur l'emplacement des deux églises précédentes fut posée par le pape Alexandre III en visite à Paris. Vingt ans après le chœur était déjà ouvert au culte et, quand Maurice de Sully mourut en 1196, seules les dernières travées de la nef et la façade de 1°ouest restaient à achever. En 1250 les tours elles-mêmes étaient terminées.
De très peu postérieure à Laon, Notre-Dame de Paris occupe une position cruciale dans l'histoire de l'architecture gothique. Elle est une des premières à atteindre des proportions colossales - les voûtes de la nef bondissent à 34 mètres - elle est non seulement la dernière et la plus belle dans la longue lignée des églises à tribunes, mais probablement le lieu de naissance du véritable arc-boutant, lancé vers 1180 au-dessus des collatéraux de la nef.
Plan au sol de la cathédrale Notre Dame de Paris - Elévation, voutes et piles dans la nef et les collatéraux - Chevet de Notre Dame - Arcs-boutants - Portail du transept croisillon Sud - Détails de la Rose Sud. - Tympan du portail Sud - Bas relief du soubassement Nord du chœur : légende du grand prêtre dont la main reste collée en se desséchant sur le cercueil de la Vierge Marie.
Le plan est d'une simplicité frappante, la croix à double bas-côté sans chapelle, s'inscrivant dans un rectangle sur lequel seul, fait saillie, le rond-point continu du déambulatoire. La lanterne au-dessus du Carré comme à Laon ainsi que les transepts proéminents ont été supprimés, les sept tours projetées pour la cathédrale de Gautier de Mortagne réduites à deux. L'intérieur donne l'impression d'espace ininterrompu, probante affirmation de cette unité essentielle, de cette synthèse prônée par les scolastiques.
Mais la clarté absolue d'un tel concept ne se maintint pas longtemps. Diverses modifications intervinrent avant même que l'édifice fût achevé en 1250. La disposition des fenêtres hautes fut remaniée pour essayer d'éclairer un intérieur très assombri par la combinaison des tribunes et des doubles collatéraux. Mais l'insertion malheureuse d'une rangée de chapelles entre les contreforts – qui compromettait en outre gravement l'harmonie des façades latérales – annula cette amélioration.
Les extrémités des transepts, désormais en retrait par rapport aux murs des chapelles, furent allongées d'une travée entre 1250 et 1267. Érigées par deux maîtres maçon, du temps, Jean de Chelles et son successeur Pierre de Montreuil, les nouvelles façades ont été pratiquement réduites à des rideaux de verre. Cette période marque la perfection du système structural gothique, la pulvérisation presque totale de la surface pleine et ce degré de raffinement qui précède immédiatement le déclin. Avec la seconde moitié du XIIIe siècle, l'expansion de la culture gothique est arrivée à sa fin et une période de consolidation s'amorce. En architecture les feux d'artifice les plus éblouissants de virtuosité – parfois gratuite – ne peuvent dissimuler le conservatisme sous-jacent.
A Notre-Dame, les nouvelles façades des croisillons sont parmi les exemples les plus splendides du style rayonnant qui doit son nom au réseau rayonnant en rayons de roue des énormes roses et rosaces constituant un de ses motifs favoris.
Seules, celles du transept et celle de la façade occidentale ont conservé leurs vitraux d'origine, très restaurés d'ailleurs à l'exception de la rose nord qui nous est parvenue pratiquement intacte. La délicatesse du remplage et l'éclat profond des couleurs où domine le bleu sont exceptionnels et provoquent un véritable choc émotionnel.
Les arcs-boutants primitifs de la nef transféraient en partie la poussée des voûtes sexpartites aux piliers entre les doubles collatéraux, les différences de charge s'exprimant par l'alternance de fûts monocylindriques nus et fasciculés. A n'en pas douter, cette séquence rythmique fut introduite pour compenser l'uniformité des colonnes dans les arcades de la nef et satisfaire le besoin français de clarté. Au XIIIe siècle, ces prototypes furent remplacés par les arc-boutants actuels qui enjambent les doubles collatéraux d'un seul élan audacieux.
Les chapelles absidales commencées par Pierre de Montreuil ne furent achevées qu'au XIVe siècle par jean Ravy à qui l'on doit aussi les arc-boutants du chœur, d'une incroyable légèreté. Avec leur portée de 15 mètres, ils ont la grâce à la fois poétique et fonctionnelle des plus beaux ponts modernes et contribuent grandement à la féerie du chevet que l'on a comparé à une forêt enchantée, ou à une caravelle toutes voiles dehors.
Une série de superbes bas-reliefs incorporés dans le soubassement de la façade nord du chœur et datant de la fin du XIIIe siècle retracent des scènes de la vie de la Vierge selon les apocryphes : le grand prêtre juif voulant prendre le corps de Marie pour le brûler met les mains sur le cercueil - et ne peut plus les en détacher ! À noter que les deux personnages du bas-relief n'en sont qu'un, cette représentation simultanée fréquente dans l'art médiéval de même que dans la mise en scène des mystères. Une fois achevées, les chapelles du chœur, vers 1130, l'ensemble demeura presque intact jusqu'à la fin du XVIIe siècle, où on réalisa une série d’aménagements désastreux. Le grand autel gothique fut remplacé par une pompeuse Pietà de marbre blanc flanquée des effigies de Louis XIII et Louis XIV à genoux ; les tombeaux du chœur furent démolis ainsi que les stalles et le jubé, cependant que de nombreux vitraux cédaient la place à des vitres blanches.
Le massacre continua pendant tout le XVIIIe siècle : en 1771, le trumeau du portail central était détruit pour laisser passer un énorme dais de procession. Pendant la Révolution, une actrice en bonnet phrygien personnifiant la « Déesse Raison ›› montait sur un piédestal dans le chœur et, accompagnée de jeunes filles répandant des fleurs et chantant des prières, était adorée au cours d'une cérémonie solennelle. On fondit alors tous les objets de métal depuis les cloches jusqu'aux reliquaires et l'édifice, transformé en entrepôt, tomba dans un délabrement complet.
Prises pour celles de souverains français, les vingt-huit effigies colossales des rois d'Israël formant une frise continue au-dessus des portails ouest (thème des Précurseurs repris de Saint-Denis) furent arrachés de leurs niches et brisés sur le pavé au milieu de la liesse populaire. Les statues actuelles - comme toutes celles de la cathédrale à l'exception de la Vierge au trumeau de la porte nord, dans le cloître, sont des copies exécutées selon les indications de Viollet-le-Duc. Les panneaux de la clôture du chœur qui avaient survécu aux transformations du XVIIIe siècle et au vandalisme révolutionnaire ont également été restaurés et repeints.
Gravure de la façade Ouest endommagée de la cathédrale suite aux déprédations subits pendant la Révolution - Chantier de restauration au XIXe siècle. - Photo période contemporaine de la partie Sud de Notre Dame avant l'incendi du 15 avril 2019.
Il ne faut pas oublier que beaucoup des sculptures médiévales, comme celles de la Grèce classique, étaient peintes et jusqu'au XVe siècle les visiteurs signalent la somptuosité des grandes figures polychromes des portails de l'Ouest, ressortant sur fond doré à la feuille. Là où la sculpture médiévale a conservé ses couleurs, l'effet est généralement très heureux et tout différent de celui des restaurations du XIXe siècle. Mais que l'on ne se représente pas Notre-Dame peinte des plinthes aux pinacles : la couleur était concentrée autour des points focaux, portails et roses.
La façade occidentale de Notre-Dame est l'un des sommets de l'architecture de tous les temps. La base des proportions est une suite de quatre carrés déterminés suivant la méthode exposée par Mathias Roriczer; ils servent à un rectangle dont les côtés sont dans la proportion de 2 : 3 et qui est constitué par deux carrés qui se chevauchent : la façade sans les tours représente l'un d'eux et les deux-tiers supérieurs, depuis le haut de la « galerie des Rois ›› jusqu'au sommet des tours, représentent l'autre. C'est là que l'idéal augustinien d'une architecture dont les proportions reposent sur les consonances musicales, reflétant elles-mêmes l'harmonie et la stabilité du cosmos, peut prétendre avoir été réalisé.
Suite à ce survol chronologique de ce monumental sujet, nous allons pouvoir étudier bien plus dans le détail l'histoire de la construction de cette légendaire et sans doute immortelle cathédrale Notre Dame de Paris ...