Réédition d'un article initialement publié le : 12/04/2015 à 17:51
Le portrait brossé par Sophie Chauveau dans son roman biographique du peintre Édouard Manet nous présente un homme bien dans son temps, dandy, sociable et obstiné à la fois. Tête de file de ce nouveau courant dans l'art de peindre que l'on désignera plus tard comme « impressionnisme » Manet le soutenant avec pugnacité ne fera pourtant jamais partie du groupe d'artistes s'en réclamant et ne se rangera jamais officiellement sous leur bannière… voilà bien tout le côté contradictoire de sa personne...
Dès 1861 ce collège de peintres néo-romantiques parmi lesquels on trouve, Courbet, Corot, Cézanne, Degas, Renoir, Pissarro, Monet, Sisley, va être exécré par le public qui refuse ces « horreurs du barbouillage » mettant en scène d'incongrus personnages dans des poses gaillardes, grivoises peu exemplaires pour la bonne moralité, ou bien la trivialité de moments de vies populaires. Que ce soit des natures mortes ou des paysages, l'exposition de leurs tableaux fait scandale à chaque salon annuel. Ceux-là seront souvent refusés au point qu'ils créeront leur propre salon celui « des refusés » justement !
Mais celui qui va être le plus haï, c'est Manet, il est perçu comme un imposteur et un licencieux qui vante les attraits charnels des femmes lesquelles posent nues dans son atelier et qu'il place scandaleusement au premier plan de ses tableaux comme dans l'inconvenant déjeuner sur l'herbe. Et puis représenter la foule à un concert au jardin des Tuileries qu'est-ce donc cette envie de mettre en scène la vulgarité des liesses populaires ?
On maudit ces barbouilleurs des jours, ces chantres de la trivialité, ces provocateurs incitateurs à la débauche qui mettent au premier plan la réalité crue de leurs visions... et surtout on exècre ce Manet impudent, insolent sinistre voyeur qu'on tiendrait même pour pervers. Pour les critiques de l'époque, c'est lui le meneur de cette bande de peintres anticonformistes, anarchistes et rebelles qui prétendent peindre la réalité de leur temps en touches de couleurs ou trop flamboyantes ou trop pastelles mais jamais apposées avec soin sur leurs croûtes...
Passez braves gens, il n'y a rien à voir !...
Pensez-bien qu'à l'heure de ce deuxième Empire, où les bonnes mœurs, les usages sont à l'art ce que les fastes de l'empire sont à la cour de ce Napoléon troisième du nom, qu'en matière de tableaux à présenter à la bonne société de ce temps, on ose sortir des thèmes classiques et grandioses pour présenter la réalité toute nue en ruissellement de couleurs exagérément vibrantes, c'est proprement scandaleux !
Et puis ces peintres non vertueux s'entourent de personnages aussi peu recommandables comme ce Baudelaire, un aède à l'esprit révolutionnaire, ce Verlaine si sombre et pathétique, ce Zola opportuniste pamphlétaire, romancier à la petite semaine, ils constituent une coterie de pseudos intellectuels à la gouaille très prégnante, inqualifiables détracteurs du bon ordre social, profiteurs, jouisseurs, paillards et anticléricaux à leurs heures.
Il faut leur faire toucher le fond à tous ces tocards, qui plus est, vont soutenir le lie du peuple lors des journées de la Commune dans ce Paris assiégé après le désastre de Sedan. Et ce n'est pas sous le joug des tortionnaires de cette troisième république sortie des décombres de l'empire que l'on va encenser ces peintres à la palette tourmentée …
Manet jusqu'à la fin de sa trop courte existence aura à endurer ces déchaînements des critiques d'art, ces cris de haine d'un public non averti, l'outrance des propos au sujet de ses créations. Ses amis ont beau le rassurer, les mécènes ralliés à sa cause, l'encourager, les riches propriétaires de galeries, acheter certaines de ses œuvres en y mettant le prix, les salons officiels le refusent obstinément et parfois choisissent quelques de ses productions pour les afficher soit aux mauvais endroits soit bien en vue pour qu'on y déverse des flots de railleries
Le Peintre s'obstine également, il ne comprend pas les raisons de ces refus et de ces critiques acerbes. Lui ne peint que ce qu'il voit tandis qu'eux ne perçoivent que ce qui est outrageant ou grotesque. « Olympia » a fait se déchaîner toute la classe bourgeoise ainsi que les nombreux curieux des rangs de la populace goguenarde. Les uns crient au scandale quand les autres ricanent et s'esclaffent sans vergogne...
Ils n'y connaissent rien, le rassure Baudelaire, ils ne voient que des taches et ces taches ne sont que péchés pour les plus puritains d'entre eux...
Manet en souffrira profondément mais il ne se lassera jamais de la vie qu'il affectionne par dessus tout, des passions inconsidérées pour les femmes à commencer par Suzanne pianiste talentueuse qu'il épousera seulement après le décès de son père et dont, avant l'union, il a eu un fils : Léon, fils qu'il ne reconnaîtra jamais officiellement mais dont il s'est fait le parrain toujours attentionné. Outre ses multiples aventures avec les modèles qui posent pour lui, c'est pour Berthe Morisot qu'il éprouvera les plus forts sentiments amoureux. Un amour insatiable, certes partagé, mais trop peu assouvi et dont il aura à réprimer les plus virulents chagrins et regrets.
Si parfois sa déception est grande au point de l'inhiber le mettant quelques temps à distance de son atelier, jamais longtemps il ne se soustrait à son envie de peindre. Rarement satisfait par les premières tentatives il remet aussitôt ses créations en chantier. Les thèmes il les a bien présents à son regard, ils sont dictés par les échos de la vie contemporaine mais aussi issus de ses idéaux, de ce qu'il condamne et réprouve avec fougue comme la tragédie qu'il évince dans « l’exécution de l'empereur Maximilien » . Ils sont aussi attenants à ce qui le fascine dans l'instant et que sa peinture transcende comme le petit joueur de fifre…
Le Fifre - 1866 - Paris - Musée du Louvre // Exécution de l'empereur Maximilien - 1867 - Mannheim - Städtische Kunsthalle // Berthe Morisot au chapeau noir - Paris - Collection E Renart // Cliquer sur chaque image pour l'obtenir en entier...
Sur ses toiles, le sujet principal évoqué par le titre toujours simple et concis, saute au yeux ou nous toise impunément jusqu'au fond de l'âme. Peu importe la perspective, le relief vient de la pleine lumière se fixant sur ce qui doit être mis en avant et que le peintre juge digne d'intérêt... les fonds sont pour cela bien plus sombres jusqu'à cerner certains de ses personnages, d'un trait noir appuyé brillant ou cireux...
Tout cela révulse les traditionalistes, les âmes bien pensantes, les esprits réacs rivés aux conventions du genre, tout cela est totalement incompris sauf par ses pairs et même par les rapins auxquels les hardiesses de Manet ouvrent des portes sur une pseudo facilité de peindre sans se soucier des règles strictes de la composition, celle-ci, étant, jusqu'à cette époque, essentiellement axée sur des thèmes tenant à la résonance antique, à la renommée historique, à la mouvance romantique.
Manet ne remet jamais en cause ses choix, persiste en restant confiant, se disant, à chaque nouvelle production, que le moment viendra où l'on reconnaîtra sa valeur, on admirera son œuvre et louera sa pugnacité créatrice, son regard visionnaire, la force des tons qui transperce ses toiles, nos yeux les contemplant, nos âme s'y noyant...
Déjeuner dans l'atelier - 1868 - Münich - Staatsgalerie // Claude Monet sur son atelier flottant à Argenteuil - 1874 - Münich New Pinakotek // Le bar aux Folies Bergères - 1881/1882 - Londres - Institue of Art.
Si vous souhaiter en savoir beaucoup plus sur la vie et l’œuvre de ce grand peintre, père d'un mouvement qui révolutionnera la façon de peindre et de percevoir l'univers lui servant de modèle, il faut alors se plonger dans le livre Sophie Chauveau : « Manet Le secret ». Dans ses notes d'écriture, en fin de livre, elle commente :
… Si en poésie, il s'apparente à Verlaine, en littérature il est de la famille de Flaubert : précision extrême au service d'une liberté totale. Chercher la concision, refuser l'anecdote, attraper le mouvement, voire la vitesse, s'ouvrir à la grande lumière comme à la grande ombre, et servir la sincérité. Il disait : « - Faire ce que l'on voit - est aussi difficile et coûteux que de dire ce l'on pense. Le génie, c'est la bonne foi ».
Citant Sollers : « on sait si peu de choses de Manet : sa richesse, son élégance, sa désinvolture ne font qu'obscurcir son cas. Avec lui, une éclaircie sans précédent anime le temps et l'espace. Il la maintient jusqu'au bout, ses femmes sont les plus exceptionnelles de toute l'histoire de la peinture... » peu de choses et trop. Comme souvent Sollers a l'intuition juste, rajoute l'auteur du livre. Sa vie, son œuvre nous sont connues mais mal éclairées, mal mises en perspective . Sinon, comment mesurer l'incompréhension dont il fut victime de son vivant et qui n'a fait que s'amplifier au point que même la notoriété posthume ne parvient pas à la dissiper. Encore maintenant, on méjuge Manet, il n'occupe pas la place qui lui revient : celle de phare du XXe siècle sans qui, de Picasso à Kieffer en passant par Matisse et Bacon, le XXe siècle n'aurait pas été ce qu'il fut.
Le malentendu est d'origine. On se méprend comme on s'est toujours mépris sur l'étendue de son talent, on se trompe sur sa réverbération alentour, et on estime mal l'impact incroyable et les répercussions de son travail encore aujourd'hui...
Tout est résumé là, il convient alors de prendre le livre de Sophie Chauveau pour découvrir un grand peintre, son univers où il fait s'y réfléchir son époque comme il la voyait : plus vraie que celle qu'on aurait aimé voir... c'est aussi, l'autre secret ...