Tandis que je faisais mes classes avec plus ou moins de succès, au cours de ce mois d'août 1962, mes parents séjournaient à La Trinité / mer, campant dans le même enclos de propriété que celui où nous étions tous ensemble, à cette même époque, l'année précédente... Nous nous écrivions chaque semaine, ma mère répondant régulièrement à mes lettres où je leur contais nos aventures soldatesques. Tout allait pour le mieux d'autant qu'ayant obtenu le BEPC passé dans l’urgence au mois de juin mes parents se faisaient moins de soucis pour mon avenir. A partir de ce diplôme, selon eux, je pouvais suivre l'instruction me permettant de devenir intendant militaire de 2ème classe au niveau des sous officiers dans un premier temps puis, de 1ère classe au niveau des officiers, en faisant carrière. Vaste perspective que j'effleurais du bout de mes projets encore bien imprécis...
Peu après le 15 août, je recevais une carte de ma mère, me disant qu'ils rentraient à Mirebeau car elle avait un début de phlébite qui la fatiguait et qu'elle serait mieux à la maison pour se reposer et se soigner... rien de grave selon elle, je n'avais pas à m'inquiéter... Elle se réjouissait de me voir dès ma première permission devant être accordée normalement avant la mi septembre...
Le lundi 3 septembre 14h de l'après-midi, je suis convoqué au bureau de commandement de la compagnie. Là, le lieutenant B. me remet un télégramme émis depuis Mirebeau . J'ouvre et lis : « Mère état désespéré - arrive de suite - Papa » Je pâlis soudain et montre le télégramme au lieutenant B. Il lit... puis, me regardant :
Je vois... mais vous ne pouvez avoir une permission spéciale sous prétexte que votre mère est mal en point ; elle n'est pas déclarée décédée. Il n'y a qu'en cas d’obsèques de proches parents qu'on accorde une permission... et qu'est-ce qui prouve que c'est bien le cas ?...
Mais « état désespéré » ça ne vous suffit pas , mon lieutenant ! M'écriais-je sans retenue. C'est qu'elle est certainement mourante pour que mon père écrive et poste cela. Ce n'est pas un subterfuge pour avoir une permission... vous n'allez pas imaginer un truc pareil ! fulminais-je les yeux rougis par la peine et la colère...
Bon, on va vérifier cela, vous pouvez disposer soldat Lucquiaud ! On vous tiendra au courant...
Vérifier !... mais si ça se trouve elle sera morte quand j'arriverai à la maison...
Rompez !...
Je sors du bureau furieux et anéanti. Une heure plus tard, on m'avertit que je pars en permission et que je dois me préparer immédiatement. Le lieutenant vient lui-même dans ma chambrée, me remettre le titre pour 72 heures. Il me précise qu'il y aura mon oncle à l'arrivée en gare de Poitiers, mon père devant rester à la maison auprès de ma mère.
C'est affolant tout ce qui a pu me passer en tête au cours de l'heure et quart passé dans le train...
Mon oncle est bien sur le quai avec M Wirtgen le garagiste chez qui mon père fait entretenir sa voiture. C'est lui qui nous conduit à Mirebeau. Nous échangeons peu de mots, je sens bien qu'on veut me ménager. Les 28 kilomètres sont accomplis en silence et je sais maintenant à quoi m'attendre. Je suis livide quelque peu de marbre, saisi d'effroi par la très mauvaise nouvelle que mon père en larmes, en m'accueillant n'a pas besoin de confirmer. Je le suis aussitôt au petit salon où ma mère repose sur le divan d'appoint...
Elle nous a quitté Patrice, elle nous a quitté !... crie mon père désespéré, désemparé par cette brutal et impitoyable réalité.
Je me penche vers le visage de ma mère, apparemment serein mais déjà fixe, presque froid, les lèvres bleuies. C'est ma première rencontre avec la mort… et c'est ma mère qu'elle vient d'emporter sans ménagement, sans égard pour son âge - 54 ans - bien jeune encore pour quitter le monde, pour son envie de profiter de la vie et de ceux qu'elle aime avec force. Je fonds en larme et j'ai pourtant du mal à admettre cette injuste et invraisemblable réalité.
Ma tante me console... nos vies sont comme suspendues... ces instants sont un mélange de torpeur, de cauchemar éveillé, de colère, d’incompréhension et d'immense chagrin. Comment cela a pu arriver aussi brusquement de façon si imprévisible ?... Rien ne laissait présager un tel drame !...
Un flash se fait : je me revois dans le car quittant Mirebeau, il y a tout juste deux mois, en partance pour l'armée et ayant cette pensée idiote : « J'ai embrassé ma mère pour la dernière fois »... une idée folle et invraisemblable qui m'était passé subitement par la tête et qui m'avait ensuite fait sourire tellement c'était improbable, irraisonné et sans fondement ; ce n'était donc pas cela !... c'était prémonitoire alors !… mais c'est absolument affreux que d'avoir eu cette soudaine intuition dont je fais présentement le cruel constat !
J'ai 18 ans et demi mais je suis encore un gamin... Ma mère aurait tellement eu de joie à me voir, en uniforme, cette tenue militaire qui symbolise que vous êtes rentré dans votre vie d'adulte. C'est sans doute très fort pour une mère qui sent bien que le cordon est définitivement coupé mais qui se réjouit en même temps de ce franchissement du seuil qui, de l'enfance conduit à l'autonomie, l'être aimé, né de sa chair. Peur et fierté se mélangent alors dans le cœur d'une mère. La mienne, n'aura même pas connu ce frisson là, ce bonheur de connaître son fils devenu homme...
Cette pensée me bouleverse un peu plus. Ma tante a préparé le dîner... la vie continue pour ceux qui l'aimaient, réunis ici sous le toit familial, à cette heure du soir, là tous abasourdis, profondément peinés, à ces instants douloureux, encore tout proche de son corps sans vie.
Mais que s'est-il passé pour que maman passe ainsi de vie à trépas dans un laps de temps si court ?... Nous éprouvons, mon père et moi, un vif sentiment d’impuissance et d'incompréhension face à cette violence qui, d'un être apparemment en parfaite santé, pourvu d'une formidable vitalité, aspirant encore à voir se concrétiser tant de projets, annihile d'un coup aussi bref que inattendue, son existence mettant à bas tout ce qu'elle comporte comme fruits et espoirs. A cette brûlante question, pour y répondre mon père conte les trois dernières semaines de vie de ma mère, faites de malaises incongrus et sans vives douleurs mais de difficultés à se mouvoir, à assimiler, empêchant l’appétit, de nausées, de maux de têtes, de troubles respiratoires et digestifs, d'incapacité partielle à mémoriser, et de se repérer dans le temps, tout un ensemble de symptômes résultant de l'ictère et d'un dérèglement de la vésicule biliaire puis d'une hypertrophie du foie à l'évolution foudroyante diagnostiquée bien trop tardivement et sans doute provoquée par une tumeur cancéreuse latente non décelée à temps.
Une vie brûlée bien trop hâtivement, un bonheur consumé sans qu'on y prenne garde, un destin précipité au-delà des programmations pondérées et des conventions admises, une fin prédatée sans signes précurseurs, tout cela déconcerte et affaiblit les êtres qui partageaient son espace et son temps de vie... Maman n'est plus... c'est tellement inconcevable et c'est surtout inacceptable...
Et bien sûr, ce fer rouge, acéré que l'on enfonce dans l'âme est encore bien plus brûlant et douloureux le jour de l'inhumation, 48 heures plus tard …
Dans l'église Notre Dame de Mirebeau dont les cloches ont sonné le glas, le cercueil déposé devant l'espace autel, entre cierges, fleurs et couronnes, est une vision insupportable pour mari, enfant, membres de la famille et amis venus participer aux obsèques... Évocations, Paroles d’Évangile, Bénédictions, tout ceci semble appartenir à un mauvais rêve, à une farce lugubre et de bien mauvais goût, pourtant le cortège qui se dirige maintenant vers le cimetière est bien animé de vie, en dépit de la tristesse et des larmes... et puis cette terre jetée à petites poignées fébriles tremblotantes dans un geste bien trop chargé d'émotion soulève ce surplus de sanglots que l'âme ne veut plus retenir.
« Je chante doucement… pour oublier ma peine… » Cette rengaine d’un air à la mode, à l'époque interprété par Pétula Clark, résonnait en moi de façon obsessionnelle, les jours qui suivirent sa disparition …
Aujourd’hui ce douloureux et si triste événement est déjà bien éloigné dans le temps... pourtant, à son évocation, le souvenir de ma mère est encore brûlant…
C’est d’abord cette embrassade très forte, l’émotion palpitante dans ta poitrine et tes yeux embués de larmes juste contenues quand j’ai quitté la maison pour aller effectuer mon temps d’armée…
C’est ta déception de me voir délaisser les études au lycée, n’ayant pas le B.A.C. en poche pour rentrer dans la « vie active », passant d’abord par le service militaire dont je voulais m’acquitter au plus tôt …
C’est ton inquiétude, chaque jour, renouvelée, me sachant sur la route en vélomoteur pour aller au Lycée.
C’est la joie que je t’ai procurée quand j’ai obtenu mon B.E.P.C. en dépit d’une année scolaire sans résultats vraiment satisfaisants …
C’est ta tristesse de me savoir privé de sortie pour mauvaise conduite au collège où j’étais en pension, lors des visites hebdomadaires.
C’est ta douceur et ta mansuétude pour me pardonner ces frasques de mauvais potache.
C’est ton bonheur de me voir créatif dans mes jeux et activités graphiques…
C’est ta consternation de me voir délaisser les pratiques sportives pour les jeux d’intérieur …
C’est aussi ton courroux quand je rentrais après l’heure convenue, lors de mes escapades à bicyclette, les jeudi après-midi…
C’est ta fierté de me voir, petit homme, dans son premier costume avec pantalon parmi mes camarades, en procession le jour de ma communion.
C’est ta patience infinie pour me faire réciter mes leçons jusqu’à les restituer par cœur…
C’est ton attention, penchée sur mon épaule, pour me faire corriger mes fautes d’orthographe de tes dictées.
C’est ta rigueur pour m’obliger à rectifier une phrase mal construite, une idée mal formulée, refaire une rédaction bâclée ou tous devoirs scolaires mal présentés.
Tu aimais les belles lettres, les arts, l’esthétisme en conformité avec le soin que tu apportais à la présentation de ta personne, ta coquetterie de femme qui ne se négligeait aucunement, soignant sa mise et portant toujours avec distinction des toilettes sobres sans être strictes, se mariant avec le bon goût…
Tu aimais la propreté sur soi, autour de soi et, aux tâches ménagères te vouais avec application sachant aussi préparer de bon petits plats, prenant plaisir à régaler notre petite famille.
Tu savais aussi converser et, avec une dialectique remarquable, tenir des raisonnements difficilement réfutables. Ceux-ci, alliés à un bon sens et à une perspicacité affûtés, te permettaient de maîtriser le rédigé de tout le courrier des affaires du foyer et mêmes celles, commerciales, attenantes à la profession du père… Tu aurais fait une excellente avocate maman !...
Mère exemplaire qu’admirait son petit garçon, tu es partie trop tôt et nous n’avons pas pu nous rencontrer sur le mode adulte car j’étais encore enfant lorsque je suis allé faire mon service militaire.
Je chante doucement...
Rien n'efface ma peine,
Pas même tout ce temps !...
Suzanne/Germaine,
Mon Adorable Maman,
Pour l’Éternité, je t'aime !...
Ma Mère aurait 100 ans - 1ière partie : D'une guerre à l'autre ... - Le Mirebalais Indépendant
Ma Mère aurait 100 ans aujourd'hui ... Germaine Adolphine M. est née le 18 Octobre 1908 à Aubervilliers, son père avait 15 ans et sa mère 16 ans ... Bien que je garde de ma mère, un souvenir ...
Germaine Adolphine Moreau, ma mère, née il y a 110 ans, disparue il y a 56 ans...
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Taulard !... - Le Mirebalais Indépendant
Après ces heures d'immense tristesse et d'inquiétude pour le sort de mon père se retrouvant seul à la maison, le retour à la caserne fut empreint d'amertume, de colère et de chagrin. La vie d...