Réédition d'un article initialement publié le 29/09/2016 à 10:34
« Pâturage et Labourage sont les deux mamelles de la France » se plaisait à répéter Sully (1560-1641) ministre d'Henri IV …
Cette assertion serait-elle aujourd'hui déplacée ?… Laissant à chacun le droit d'en apprécier la pertinence face à la situation de notre agriculture en France, à ce début du XXIe siècle, force nous est de constater ce qui, relaté dans la littérature spécialisée, est décrit comme grand déclin du nombre de personnes vivant du travail de la terre...
Avec l'exode rurale entamé dans l'entre-deux guerre, s'étant sensiblement amplifié dans l'après dernière grande guerre, associé au développement de la mécanisation et aux aléas du remembrement, la disparition de nombreuses exploitations entraîne une forte diminution des salariés agricoles en même temps qu'un abaissement important de la population dans les campagnes...
C'est tout une corporation de domestiques de ferme, hommes et femmes qui parvient à une quasi extermination à l’orée des années 70 ...
D'après les statistiques on recensait encore plus de 8 millions de personnes vivant de l'agriculture au tout début du XXe siècle mais, 60 ans plus tard, on en dénombre déjà, la moitié moins. Cette défection va en s'accroissant toujours plus au point de tomber sous la barre du million aujourd'hui. Quant au nombre d'exploitations il est réduit au tiers …
Jusqu'au début du XXe siècle, 4 habitants de notre territoire sur 6, vivaient du travail de la terre, aujourd'hui c'est à peine 1 sur 100...
Revenant en arrière dans le temps, à cette longue période de grande activité agricole, il s'avère que des siècles durant, elle fut grande productrice d'embauches. Dans bon nombre de domaines cultivables on engageait volontiers du personnel : domestiques, valets, servantes, voués au service de seigneurs, de hobereaux puis de propriétaires terriens. Vint alors le temps où ces hommes et femmes de fermes se gagèrent eux-mêmes. C'est ainsi qu'apparut la Louée...
Elle correspond à une ancienne pratique d'embauche qui aux « sans feux, ni lieux », issus des plus pauvres familles, souvent des familles nombreuses, permettaient lors des assemblées ou foires annuelles, dans bourgs et villages, de proposer leur service à de nouveaux maîtres et ce pour une durée d'une année. De cette coutume, on trouve déjà la trace au XVIe siècle. Il en est aussi question dès le XIIIe siècle en Normandie. La louée sera encore effective jusqu'au début des années « 50 ». Dans le Film : « Le passager de l’Été » (2006) avec Catherine Frau et Samuel Le Bihan, on a l'exemple de cette forme d'embauche spontanée, alors à son déclin...
Mais la Louée se pratiquait surtout sur les champs de foire à des périodes de l'année bien distinctes. A la Saint Jean, au moment où se présentent les plus durs travaux des champs : fenaisons, moissons, battages, à la Saint Michel pour les vendanges, les labours d'automnes, les semailles, ou à la Saint Martin pour le travail forestier, la taille des vignes...
Au début, non codifiée, la louée se verra de plus en plus réglementée autant dans l'intérêt des maîtres se plaignant de l'infidélité de leurs domestiques que dans l'intérêt de ces derniers, se plaignant, eux, du non respect des engagements de leur maîtres à les traiter et payer comme convenu tacitement sur le champ de foire au nom de la « foy publique »
Ainsi, dès la fin du XVIe siècle, des mesures sont prises pour normaliser la date de ces « loueries » avec, d'abord le souci de lutter contre la hausse des prix et des salaires puis, avec celui de fixer cette main-d’œuvre errante.
Au XVIIIe siècle la règle sur le louage des domestiques se fait plus stricte en introduisant le contrat annuel, allant jusqu’à stipuler qu'il revient au maître de faire en sorte que chaque domestique soit satisfait de son traitement pour, au bout de l'an, ne pas aller se louer à un autre maître... Mais, dès qu'en place publique, l'accord s'est fait entre ces « parties », le nouveau maître est en droit de réclamer, à tous moments, son domestique, où qu'il se trouve, même si ce dernier rompt le contrat avant la date d'échéance. Le « gagé » est tenu d'être au service de son maître toute une année.
Mais comment se déroulent ces Louées ?
Dans son livre « La vie quotidienne des paysans bretons au XIXe siècle », Yann Brékilien* (Jean Sicard ) raconte : A Rennes, à la Saint Pierre, le 29 Juin, jour de la foire aux gages, valets et servantes qui cherchent une place s'y rendent dès le matin. Les garçons ont mis à leur chapeau un épi ou une fleur de bruyère. Ils tiennent à la main une baguette blanche, ce symbole d'émancipation du temps de l'esclavage pour bien montrer que, si la veille encore, ils étaient subordonnées, ils sont, ce jour là, les égaux de leurs maîtres. Et à ce que nul n'en n'ignore, ils crient à tue-tête : « Je suis un homme, et fils d'homme et homme moi-même ». Les charretiers, eux, ont leur fouet autour du cou…
Lorsque le fermier a remarqué un candidat qui lui convient, il l'invite à prendre un verre au cabaret voisin. Un contrat ne serait pas valable s'il n'était conclu verre en main. Lorsqu'ils sont tombés d'accord, le nouveau patron l'invite chez lui pour goûter la soupe le dimanche suivant, manière de sceller l'engagement et lui laisser apprécier la nourriture et le travail, et lui verse des arrhes (qui sont le « denier à Dieu »), c'est à dire non compris dan les gages. Le nouveau « gagé » prendra effectivement son service quelques jours plus tard.
L'auteur précise encore que le montant du gage est fixé à 150 Francs, ce qui à cette époque ne correspond même pas à la moitié du traitement d'un domestique de maison bourgeoise, en ville. Mais l'ouvrier agricole ne changerait pas son sort contre celui des laquais car lui, au moins, il reste dans son milieu, il mange à la table du patron et fait le même travail que lui et, de ce fait, il ne se sent pas d'une « espèce » inférieure …
Nous venons de voir un exemple d'embauche d'un domestique homme mais qu'en est-il des femmes et des jeunes filles s'affichant à la louée ?
Maurice Aghulon*, à propos des rapports sociaux au sein de la paysannerie nous fait ce récit : Sur le marché de Quilleboeuf, un gros fermier, de ces hommes prospères qui, à défaut de l'appellation bourgeoise de « monsieur »,se distingue par celle de « maître » vient se choisir une servante avec des gestes de maquignon. Les filles qui veulent embrasser l'état de domestique se présentent à la louée vêtues de leurs plus beaux atours, portant au côté un bouquet qui les distingue tandis que les hommes, pour le même motif, y tiennent une branche de verdure. Notre homme, cherchant servante, s'approche d'un groupe de jeunes paysannes en regarde une sous le nez, examine si les callosités de ses mains sont une garantie de travail, la fait marcher quelques pas pour juger si des défauts corporels ne font obstacle à une activité puis, avec un signe d'approbation, lui mettant dans la main une pièce de monnaie, conclue le marché …
Comme on le voit, ici, à l'occasion de ses louées, le recrutement pouvait prendre l'allure d'une foire aux hommes et aux femmes, comportant des scènes pour le moins humiliantes, comme celle qui vient d'être décrite où la recrutée est jaugée puis examinée comme du bétail …
De son côté, André Guérin*, ne fait pas de mystère de cette dure réalité domestique et des louées auxquels ces pauvres jeunes gens sont soumis . A propos des femmes se présentant la Louée de Montebourg en Normandie, il écrit : Elles sont venues dès l'aube s'asseoir sur les marches de l'église, sous la statue de Saint Jacques, couronnées de roses. Celles-ci ne sont point trop attifées, cela ne pourrait ne pas plaire, mais bien plus soucieuses de montrer qu'elles se portent bien et n'ont pas peur de l'ouvrage. Au besoin, on peut leur tâter le bras comme on tâte les flancs et les membres d'un bestiau, ceci pour s'assurer qu'elles seront aptes à porter des seaux de lait ...
Avec les hommes, on marchande longuement et cruellement jugez-en par cet échange entre un rude fermier et un costaud « Va devant » qui vante son mérite de la sorte :
- Pour la charrue, je ne crains personne...
- Tu vas pas m'tomber malade au moins ?
- J'l'ai jamais été autant dire.
- Suffit d'une fois. Et combié qu'tu prétends ?
- On m'a dit 500 francs comme grand valet.
- Grand valet, comme t'y vas !
- C'est cinquante pistoles, c'est le prix.
- Ton prix à té. On n'a jamais vu ça. C'est comme les p'tites servantes à vingt pistoles, elles sont grosses comme rien c't'année ! Mais té, qué qu'tu sais faire ?
- J'ai tout fait. Demandez-le plutôt dans le canton.
- Il paraît. C'est quand même à vère. Combié qu'tu dis ?
- J'ai dit trente-sept pistoles et mon vin.
- Avec trente pistoles, c'est-il dit ?
- Combien qu'vous baillez d'vin, en plus des sabots ?
- Cent sous, et l'café en face ...
Cent sous, on tope. Le gars est alors loué pour l'année, loué pour travailler du lever au coucher du jour, en mangeant comme les maîtres et avec le droit de faire remplacer ses sabots, mais le lus souvent en couchant à 'étable ou à l'écurie. Quant à la fille de ferme, pour ses vingt pistoles, en outre elle devra plaire, mais pas trop, au gré de la fermière... et le grand valet, s'il connaît son affaire, il aura la haute main sur elle,comme sur les autres domestiques. Il se peut aussi qu'un jour le grand valet trouve à épouser une fille à son aise. Il arrivera même à la servante d'avoir sa chance... Déjà, en cet fin de XIXe siècle, la loi admet qu'ils peuvent demander leur compte et s'en aller ailleurs, s'ils trouvent .
C'est, à ce moment, tout ce qui distingue la condition des domestiques de celle des anciens serfs ...
Jusque dans les années 1950/1960, les louées ont perduré de ci de là, mais de plus en plus décriées. Ainsi, ce jeune ouvrier agricole s'écriait-il : « Je vous en prie, faites quelque chose pour supprimer ces foires aux bêtes de la Saint Pierre et de la Saint Michel où les patrons achètent leurs commis pour trois ou neuf mois ; que l'on soit au moins embauché au mois, avec un salaire mensuel. »
Ce sujet, ici à peine ébauché, mériterait un bien plus large développement, par exemple, en décrivant les conditions du travail et de la vie de ces domestiques hommes et femmes dans les fermes s'étant engagés au temps de ces louées... ceci pourra constituer d'autres articles à paraître ultérieurement …
Bibliographie de référence :
- « Domestiques agricoles et servantes de ferme dans les sociétés paysannes de (1900 aux années 1960 ) » par Pierre Piégay – Edition : l'Harmattan .
* Notes :
- Yann Brékilien (11.12.1920 -12.03.2009) écrivain breton . En 1966, Yann Brekilien reçoit le prix Bretagne pour "La vie quotidienne des paysans en Bretagne au XIXe siècle".
- Maurice Aghulon ( * 20.12.1926 à Uzes - Gard) Historien spécialiste de l’histoire contemporaine de la France du XIXe et du XXe siècles.
- André Guérin (1.12.1899 - 11.08.1988) journaliste écrivain devient rédacteur en chef de « l'Aurore » en 1947. " La Vie quotidienne en Normandie au temps de Madame Bovary"