Après ces heures d'immense tristesse et d'inquiétude pour le sort de mon père se retrouvant seul à la maison, le retour à la caserne fut empreint d'amertume, de colère et de chagrin. La vie de bidasse reprit son cours s'acheminant vers la fin de notre première période de formation pour acquérir le premier galon nous permettant de sortir du rang d'hommes de troupes. Mais il y avait quelque chose de brisé en moi, même si je plaisantais avec les camarades de notre section et participais à tous les cours et exercices puis aux soirées jeux et discussions en chambrée, une fureur interne larvée s'était néanmoins glissée dans mon âme... En fait, je n'en n'avais pas vraiment conscience mais mes réactions m'incitant à faire des conneries pour s'étourdir dans des moments de franche rigolade et ma désinvolture me surprirent moi-même... Oublier ?… sans doute, l'affliction est une déchirure qui se conjugue mal avec jeunesse et vitalité... un ressort interne là, au fond de moi, avait claqué...
A la mi-septembre, comme prévu, se déroulèrent les trois jours d'examen du CS1. constitués de l'épreuve écrite à partir d'un questionnaire portant sur l'ensemble des notions de bases de la vie militaire en garnison et sur le terrain, puis d'exercices pratiques sur la connaissance des armes avec remontage d'un MAS 36 dont les pièces avaient été disséminés parmi un tas d'autres et, bien sûr, de l'incontournable parcours du combattant. Moment de fébrilité pour bon nombre d'entre-nous, et moment défouloir pour moi... Dans notre section nous fûmes tous admis. Futur caporaux, on allait pouvoir aborder le CS2 mais avant cela, avoir notre première permission de 48 heures... j'aurais tellement voulu que celle-ci, officielle, soit, comme pour les copains de la classe, la première !...
Bien sûr, les lurons que nous étions, ne manquèrent pas de fêter cela et le soir suivant l'annonce des résultats, on fit la foire dans la chambrée, une partie bien arrosée avec braillantes, chansons grivoises, démonstrations de danse du ventre tout au cours d'une veillée avec canettes de bière bues en nombre et quart se remplissant, aussitôt vidés, de vinasse à bulles mais aussi de tord-boyaux qui vous cuisent les papilles, vous brûlent œsophage et estomac et vous surchauffe la cervelle. Le résultat ne se fit pas attendre, victime d'une cuite sévère, je décidais d'aller prendre une douche pour émerger de ce brouillard interne et m'éloigner de la cacophonie abrutissante...
Ce que je ne savais pas c'est que l'heure du couvre-feu avait sonné... il était pas loin de 11 heures du soir et nous aurions dû être tous couchés... Tandis que je passais sous la douche, notre chef de section était passé dans la cambuse et d'un formidable coup de gueule ordonna que le silence se rétablisse immédiatement et que chacun gagne son lit... cela se fit sans doute raisonnablement et sans suite désagréable pour tous les fêtards de la chambrée. Sous le jet d'eau froide, tressaillant mais résistant à sa piqûre stimulante, je tentais de me dégriser... C'est à poil que j'en sortais, traînant mon sur-vêtement et allant m'asseoir sur la première marche de l'escalier du palier pour tenter de reprendre mes esprits... C'est alors qu'un aspirant a surgi.
Eh toi ! qu'est-ce que tu fais là ? Tu devrais être au pieu à cette heure me crie le sous-bite* (avouez que son grade est de circonstance vu ma tenue et sa position le faisant déboucher au-dessous de moi sur le palier)
J't'emmerde ! lui répondis-je encore éméché, ne réalisant aucunement que ce jeune élève officier avait droit au respect militaire lié à son rang.
Quoi ! Garde-à vous biffin !
J'peux pas suis à poil, me marrais-je
Refus d'obtempérer et insulte à un officier, t'as tout bon mon gars... c'est au gnouff que tu vas finir la soirée...
Mais je plaisantais mon lieutenant - je venais juste de découvrir sa barrette sur les épaulettes de sa chemise.
On plaisante pas avec l'ordre et la hiérarchie...
Ah mais mon lieutenant, on vient de fêter notre premier galon avec les copains, on a bu plus qu'il ne fallait et pour me dégriser je suis allé prendre une bonne douche froide et je me suis assis là, pour récupérer mes esprits. Rien de bien grave qui mérite sanction non !
Ça va ! Fini de rigoler, d'abord tu devrais être couché et maintenant tu viens de me répondre d'une façon éhonté sans le moindre égard... allez debout ! va chercher tes fringues et suis-moi au poste de garde...
Je réalise alors que cet aspirant est on ne peut plus sérieux, que mon attitude goguenarde ne lui sied point et qu'à cet instant je viens d’entrer dans une mauvaise passe qui aura ses conséquences pour la suite de mon temps à faire sous les drapeaux. Je m'exécute donc et, escorté par l'aspirant, un quart d'heure plus tard, je me retrouve au poste de garde où, sous l'injonction m’étant séparé de ma ceinture de pantalon et des lacets de chaussures, on me met tout de suite en cellule. Le lendemain-matin dès 7 heures, je suis conduit, au mitard, rejoignant là d'autres taulards...
Tiens même la bleusaille va au trou maintenant ! s’exclame un grand escogriffe assis au bord du large plan en lattes de bois, légèrement incliné, servant de couches communes à la dizaine de types qui se trouvent là.
Qu'est-ce que t'a fais gus pour arriver là ?
J'ai dit merde à un jeune lieutenant. Tous se marrent...
Bienvenu fils ! Tu verras on s'y fait et puis à plusieurs on a moins froid la nuit...
Le bâtiment en longueur tout en plain-pied qui sert de prison militaire est bordé d'une cour rectangulaire d'environ 20 x 3 mètres, le tout sis en limite du mur extérieur séparant la caserne du boulevard Liedot. À l'intérieur on est saisi par la forte odeur du grezil servant à désinfecter les lieux et l'unique « chiotte » à la turc cloisonnée, en bout de turne On dort à même la planche enroulé dans une couverture… Le lieu n'est pas franchement sympa mais ses habitants, eux, le sont bien plus.
Vers 10 heures, deux biffins de la garde en arme, viennent nous chercher pour qu'on aille faire notre toilette aux lavabos du rez-de chaussée de la 2ème compagnie. A peine de retour on m'emmène chez le coiffeur. Une boule à « Z » une !... Je jubile... pire qu'un repris de justice ! Avant de regagner le mitard, le lieutenant B. commandant notre compagnie vient m'annoncer que j'en ai pris pour 15 jours, que mon examen du CS1 reste caduc, ma nomination de « cabot » forcément annulée, qu'en outre, je suis révoqué du peloton et qu'à ma sortie de taule, je serai aussitôt affecté à la 3ème compagnie pour finir mon temps de classe en restant définitivement 2ème pompe. Belle promotion qui me fait gentiment sourire. L'après-midi on m'a de nouveau sorti de taule pour transférer mon paquetage et mes effets personnel dans une des armoires métalliques d'une chambrée de la 3ème compagnie.
Loin d'être dépité par la tournure des événements, c'est avec beaucoup d'amusement que j'accomplis mon séjour en taule... les gars qui sont là ne sont pas des tristes, bien au contraire et ce n'est pas le café infecte du matin, ni la rata pas ragoutante des deux repas du jour, qui entament notre moral. La nuit, malgré la couche bien dure et le froid qui nous engourdit, on parvient encore à dormir. Pour nous occuper, chaque matin on est affecté aux diverses corvées de quartiers : balayages d'escaliers, ramassage de mégots dans la grande cour, corvée d'épluchage de patates, tout ça encadré en permanence par nos deux gardiens en arme... des fois qu'on s’échapperait !... Tout ce cinéma occasionne de franches rigolades entre taulards. L’après-midi, généralement, on nous fout la paix, alors on fume, on tape la carton, on se raconte des conneries et on en fait également. Eh bien oui, un prisonnier se sent parfaitement prisonnier s'il est animé de l'envie d'évasion et je découvre que mes compagnons d'infortune ont tous cette envie là… pour rire bien sûr, pour la cocasserie de nos entreprises réfractaires... Barreau scié à la perfection à l'une des fenêtres de notre turne et qui se repose impeccablement, cela a été fait juste avant que j'arrive et ça va servir, car le soir on nous enferme tous. Point n'est besoin de venir à bout des verrous quand on peut sortir par la fenêtre ! Et nous sommes sortis, en ville, eh oui ! En tenue de taulard... bien mieux qu'un défi, une envie de faire preuve de courage et de nous persuader que rien ne nous arrête et surtout pas la police militaire qui patrouille dans les rues. Oui, deux fois nous sommes sortis à 10h du soir prendre un pot au « Mars », le grand café de la place principale de la ville. Comme ça, en treillis, sans ceinture avec aux pieds des chaussures de gymnastique sans lacets et la boule à Z, savourer une bonne bière, procurait un plaisir immense à chacun des petites canailles que nous étions, rétifs et provocateurs, petits soldats entrés en rébellion, parce que devenir un homme exige aussi que l'on s'affirme et s'oppose quand on subit un sort pas vraiment mérité pour ne pas dire injuste.
Taulards et heureux de l'être - Farfadet le passe-barreaux - Courte échelle - Prêts pour se faire la belle ! Cliquer sur la première photo en haut à gauche et faire défiler à l'aide de la flêche pour voir chaque photo en entier
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Aux Effectifs... - Le Mirebalais Indépendant
Ce passage à la case " prison " m'avait galvanisé... De la déprime résultant du brusque décès de ma mère, j'éprouvais alors une certaine rage de vivre et de profiter même de ce qui est con...